Manuel Durand-Barthez (Université
de Toulouse 2, C.R.E.G.) Entre mythe et
mensonge : le double jeu d’Erich von Stroheim
Une analyse en cinq
épisodes.
Troisième épisode.
Cinéma : les premiers
pas
Parmi les nombreux événements qui émaillent l’existence de Stroheim au
lendemain de son arrivée en Californie, qu’il serait fastidieux de puiser l’un
après l’autre dans les récits de ses biographes, on relèvera au passage un
premier mariage malheureux en 1913, sanctionné par un divorce l’année suivante
et, précisément en 1914, la formulation d’arguments spécieux pour échapper à
son engagement auprès de l’Autriche après la déclaration de guerre. Il se dit
prêt à partir, mais fait comprendre au consulat autrichien qu’il n’est pas en
mesure de payer son voyage. Comme il est clair que Vienne n’y consentira pas,
le retour lui est épargné, sans qu’il soit réellement responsable de cette
déconvenue.
À l’instar de nombreux immigrants, il erre de chantier en chantier,
assume avec philosophie l’exercice de multiples petits travaux, jusqu’à
fréquenter de plus en plus la cattle yard
de Hollywood. Ce « parc à bestiaux » réunit tous les candidats à la
figuration et, qui sait, à l’interprétation proprement dite.
Il réussit à se faufiler sur le plateau de Birth of a Nation (1915), film culte et « historique » de
D.W. Griffith, ce dernier qualificatif illustrant à la fois l’importance de
cette œuvre sur le plan strictement cinématographique, mais aussi dans la
symbolique identitaire des Etats-Unis.
Ce film a choqué en raison du contraste frappant qui dissocie ses deux
parties. Jusqu’à l’accès de Lincoln à la magistrature suprême, c’est un
enthousiasme justifié par l’esprit de libération, de démocratie et de justice,
qui marque le synopsis. Dans un second temps, l’évocation obscurantiste d’une
dictature noire, exercée au Sud sur les blancs, perturbe et surprend le
spectateur sans lui laisser le temps de l’analyse et de la réflexion politique.
Stoneman, sudiste blanc défait, appartenant à la classe des Scalawags, manipulateurs des noirs à des
fins de récupération du pouvoir, « pilote » le mulâtre Sylas Lynch et
le conduit à exercer sur les blancs un harcèlement qui confine presque au
terrorisme et suscite de la part de ceux-ci une réaction violente concrétisée
par la création du Ku-Klux-Klan. Que
les dernières images laissent entrevoir une victoire du K.K.K., sans que
l’irruption brutale du mot « End » permette au spectateur d’exercer
son esprit critique avec toutes les nuances qui conviennent à ce genre de
propos, c’est là ce que nombre d’intellectuels cinéphiles n’ont pas,
légitimement, pardonné à Griffith.
Il est surprenant d’éprouver la même sensation glaciale en voyant
déferler les cavaliers blancs du Klan et les Chevaliers teutoniques dans l’Alexandre Nevski d’Eisenstein. Le
rapprochement des deux symboliques, celles de l’ennemi, est frappant.
On peut imaginer que Stroheim ait été sensible à l’extrême ambivalence
qui empreint ce film, qu’il s’y soit du moins « retrouvé », notamment
à la lecture du premier « carton » (ou intertitre) du film :
Plaidoyer en faveur du cinéma.
Nous ne craignons pas la censure, car nous ne souhaitons pas choquer le
public avec des propos inconvenants ou des obscénités. En revanche, nous
exigeons, comme un droit, la liberté de montrer la face obscure du mal, de
projeter la lumière de la vertu – une liberté identique en somme à celle que
l’on concède à l’art d’écrire – cet art que nous révérons à travers la Bible et
les œuvres de Shakespeare.
C’est ce que fit Stroheim durant toute sa carrière de cinéaste :
montrer, avec toute la cruauté (au sens où l’entendait Antonin Artaud)
inhérente au monde qui nous entoure, la lâcheté et l’hypocrisie qui animent les
hommes. Quitte à choquer.
Pour l’anecdote, Stroheim joua dans The
Birth of a Nation le rôle d’un Noir fidèle aux Sudistes, juché sur un toit
pendant une bataille, abattu sous le feu des assaillants et faisant une chute.
La cascade fut répétée, à la satisfaction du réalisateur. Cet épisode, très
bref et somme toute assez banal, fut monté en épingle par le comédien en herbe
et ses plus fidèles biographes. De fait, plusieurs témoignages concordent sur
la présence relativement constante de Stroheim sur le plateau, et sur le
jugement plutôt favorable qu’à l’occasion, Griffith pouvait émettre à l’égard de
ce figurant passablement original. Il exerça une influence fondamentale sur
Stroheim.
Pour mieux comprendre la manière dont « Von », comme le
surnommaient ses proches, entendait faire du cinéma, il est intéressant de
retenir d’une part les propos de Max Nordau sur les vertus du mensonge, et de
l’autre les réflexions que lui ont inspiré le tournage d’une scène cruelle d’un
film d’Allen Holubar : The Heart of
Humanity (1918). Il fut réalisé peu après une œuvre de Griffith dont le
titre est relativement proche : Hearts
of the World. Tous deux appartiennent à la catégorie des films américains
de propagande germanophobe incitant les jeunes à s’enrôler. Dans celui de
Holubar, Stroheim incarne un officier allemand en opération dans un orphelinat
de la Croix-Rouge au cœur de la campagne belge. La troupe s’y déploie, donnant
un assaut facile et d’une rare agressivité. Ce personnage sied à merveille à
l’Autrichien (qui donnera précisément sa nationalité comme excuse pour refuser
d’être assimilé au germain coupable). De fait, lorsqu’il est confronté à des
situations momentanément difficiles sur le plan financier, Stroheim obtient
très facilement des « rôles de sale boche », ce vocable ayant Hun pour équivalent en langue anglaise
des Etats-Unis.
L’officier Eric von Eberhard (alias von Stroheim) du Heart of Humanity agresse violemment une
infirmière tenant un nourrisson dans les bras. Elle est contrainte de le lâcher
et de céder à l’assaut de l’officier qui arrache son corsage avec les dents. Le
bébé crie tant et plus, ajoutant à la fureur du Germain qui, excédé de ne
pouvoir mener son forfait à bien dans ce vacarme, saisit l’enfant et le jette
rageusement par la fenêtre. Cette scène, ce jeu, ont doublement marqué et
l’acteur (en fait : les acteurs) et le public américain profondément
choqué, à l’instar de la critique. Curtiss prétend que des recruteurs
militaires attendaient les jeunes gens à la sortie des salles projetant ce
genre de film[1].
Interrogé sur cet épisode fâcheux bien plus tard, Stroheim déclara en
1942 : « Je me suis senti très mal à l’aise. Ce nourrisson s’est mis
à pousser des cris épouvantables après la quatrième prise et devint
pratiquement hystérique à la vue de mon uniforme gris. J’étais censé être le
méchant dans le scénario, mais la vraie coupable était la mère prête à toucher
un cachet de cinq dollars en laissant son enfant souffrir de la sorte. »[2]
Ce jugement, dans la bouche de Stroheim, est capital et régit son
comportement sur le plateau tout comme, a fortiori, la conception de la plupart
des synopsis qu’il écrivit.
Ainsi en est-il de son premier film, Blind Husbands (1918). Premier
essai magistral qui propulsa son auteur au devant de la scène
cinématographique, ce film porte en germe la morale de l’histoire évoquée à
l’instant.
Un couple américain séjourne dans un village des Dolomites qui sert de
base à des courses en montagne. Le docteur Armstrong est un chirurgien réputé,
alpiniste aguerri. Il délaisse un peu ouvertement sa femme avec une morgue qui
ne laisse pas indifférent un jeune officier autrichien de passage. Celui-ci la
poursuit de ses assiduités en l’absence du médecin parti en excursion. Le
Lieutenant Von Steuben, naturellement interprété par le réalisateur, ne peut
aller au-delà d’un flirt relativement innocent. De plus, une lettre de la jeune
femme exprime son souhait d’en rester là.
Le fil des événements conduit son mari à nourrir des soupçons à son
endroit. Ce même fil amène les deux hommes à entreprendre l’ascension du Monte
Cristallo. Le militaire, moins aguerri que le chirurgien, est essoufflé mais
parvient au sommet. Une dispute s’engage alors au cours de laquelle Armstrong
prend Von Steuben à partie : a-t-il oui ou non profité de son
épouse, au sens le plus outrageant du terme ? Le lieutenant semble marquer
un temps de réflexion particulièrement bref. « Oui », affirme-t-il
sèchement et sans ambiguïté.
En colère, Armstrong coupe la corde qui l’associe à son compagnon
d’escalade, entreprend la descente et fait une chute. Les circonstances font
d’une part qu’il n’est que légèrement blessé mais que, d’autre part, il prend
connaissance de la lettre de sa femme démontrant clairement qu’elle n’a pas
« fauté ». À cet instant, Von Steuben affolé par l’appel du vide et
son impéritie dans l’art de l’escalade, « dévisse ». Agonisant, ses
dernières paroles sont recueillies par Armstrong. Le médecin lui présente ses
excuses et lui demande pourquoi il s’est explicitement accusé d’un
« crime » qu’il n’a pas commis. La réponse du lieutenant est à la
fois tranchante et déconcertante : « J’ai menti, sinon vous ne
m’auriez pas cru. »
Terrible, cette réplique est, aux yeux de Stroheim, l’illustration même
de l’hypocrisie des conventions qui laminent la société. Il montre du doigt le
vrai coupable : Armstrong, le mari indifférent vis-à-vis de sa femme,
survivant indigne, salué et vénéré de manière injustifiée après ce triste
événement, lors duquel les apparences accusaient le soldat célibataire et son
libertinage. À certains égards, cette attitude retrouve celle de l’acteur
commentant la scène fâcheuse du film de Holubar. Elle est typique également du
« jeu de Stroheim ».
« Jeu, compétition et pouvoir », 20-22 septembre
2010
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