Manuel Durand-Barthez (Université
de Toulouse 2, C.R.E.G.) Entre mythe et
mensonge : le double jeu d’Erich von Stroheim
Une analyse en cinq
épisodes.
Premier épisode.
« J’ai menti, sinon vous ne m’auriez pas cru. » : telles
sont les dernières paroles du personnage agonisant qu’interprète Erich von
Stroheim lui-même dans son premier film, Blind
Husbands (Maris aveugles, 1918).
Par le mensonge, le stratège abuse de la bonne foi du pauvre d’esprit, voire du
pauvre tout court. Le fin politique, a
fortiori le despote, mène « son » monde jusqu’au moment où la
fascination qui transforme son mensonge en mythe contamine son propre ego, le trompe par effet de miroir et
entraîne sa chute. Le montage très habile d’extraits de films de propagande
commandités par Nicolae Ceausescu[1]
révèle ce retournement. L’agressivité du Conducator
suit une « courbe en cloche », emblématique de toute décadence,
reprenant un modèle quasi mathématique que l’on retrouve dans pratiquement
chaque film de Von Stroheim.
Lorsqu’elle perçoit la duplicité de son prédateur, la proie peut aller
jusqu’à « collaborer » dans un mouvement où se mêlent indistinctement
masochisme et culpabilité. Elle peut à son tour monter en grade, s’investir du
pouvoir de brillant second et participer à la compétition en jouant avec le
curseur de la vérité.
L’ambiguïté profonde qui empreint l’existence d’Erich von Stroheim
suscite, sinon la pitié ou la condescendance, du moins la tendresse d’un regard
amusé, voire complice. Le mythe est culturellement marqué, quasiment noble,
peut-être même – jusqu’à un certain point – digne d’éloges. Le mensonge est à
la fois coupable et enfantin. Car c’est à l’enfant que la notion de faute est
bien souvent inculquée, dès le plus jeune âge. Mais on pardonne à l’acteur, on
excuse sa verve de matamore, on rit discrètement ou l’on compatit en revanche
lorsque le mythomane finit mal, à l’instar d’un compatriote écrivain de
Stroheim : Joseph Roth, que nous évoquerons en conclusion.
Aborder de front le « cas Stroheim » est un exercice de
phénoménologie abrupt exigeant d’observer le sujet sous de multiples facettes
qui peuvent occasionnellement signifier tout et son contraire. Il convient donc
de procéder méthodiquement. La première approche du personnage (gardons à
l’esprit l’étymologie du mot, associée au masque du comédien) s’effectue
tout naturellement par le biais de sa biographie. Ou plutôt des biographies,
une demi douzaine parmi celles qui sont censées faire autorité, de
« l’homme Stroheim ». Le château de cartes
de sa vie s'est construit sur leur sable. Fanny Lignon, auteur de l’une
des plus récentes[2], évoque l’Urstroheim, dont les traits
n’apparaissent qu’au terme d’un décapage rigoureux impliquant les
investigations du chercheur. On ne peut qu’être frappé par la nature du
contraste qui se fait jour entre les premières descriptions de son existence,
marquées du sceau de la légende, mais avec un style enthousiaste, généreux et
optimiste, - et celles que des
chercheurs avisés ont ciselées avec sérieux et sans indulgence. Il nous est
donné, d’ailleurs, à la lecture de ces documents, de faire le départ entre ce
qui relève de la biographie proprement dite et d’un rapport de recherche. Ne
fût-ce qu’en regard du style de ces relations, l’attitude de l’observateur
change. Le chercheur ne peut s’empêcher d’élaborer une synthèse et de tenter,
provisoirement, de conclure sur l’étude du cas. De fait, la posture du
cinéaste, à la fois metteur en scène (démiurge) et comédien, écartelé entre sa
vie professionnelle et son existence propre, empêche toute formulation de
jugement, tant la part d’humanité fluctuante, versatile, en mal de désir,
habite sa personnalité et ne fait bien souvent que refléter les errances du spectateur
ou du lecteur.
Une fois que l’analyste a pu dresser la typologie des biographies, il
lui appartient d’étudier le prolongement du personnage, sa création, qui le
sous-tend, le supporte, jusqu’à ne faire qu’un avec lui. Ambivalence de l’être et de l’agir qui se
traduit dans deux manifestations de la vie qu’il s’est forgée, en gardant à
l’esprit un vocable anglo-saxon dont l’homophonie est en l’occurrence
frappante : forgery (Fälschung). D’une part : la
représentation (où « présenter à nouveau » est lourd de sens, comme
si une première version devait être corrigée par une seconde), et
d’autre part : le jeu. Or nous verrons précisément que l’une et l’autre de
ces manifestations, de ces expressions, sont dictées par un impérieux souci de
réalisme.
Autrement dit, en représentation, Stroheim fera montre d’une obsession
permanente de la copie conforme dans la réalisation des décors, à la limite de
la pathologie, quitte à mettre en œuvre des procédés paradoxalement irréalistes
vis-à-vis des principes courants de la mise en scène cinématographique,
hollywoodienne de surcroît.
Par ailleurs, en jeu, c’est aussi une figure presque psychopathique qui
va diriger les acteurs en adaptant à sa manière la méthode de Stanislavski.
Louise Brooks a déclaré :
« Si Von Stroheim martyrisait des acteurs, c’est parce qu’il ne
savait pas comment les faire jouer. »[3]
Doit-on percevoir là l’ambivalence dont firent preuve à maintes reprises
« ses » acteurs qu’on eut pu, à bon droit, qualifier de masochistes.
On aura, de fait, l’occasion d’observer qu’en de nombreuses circonstances, ils
ont payé – sinon de leur vie, à une exception près – du moins physiquement et
moralement, à des degrés divers, parfois insupportables.
Le jeu se situe souvent dans des lieux fantastiques ou sordides. Vienne
ou Monte-Carlo relèvent du premier type, les taudis de San Francisco et la
Vallée de la Mort s’apparentent au second. Dans les deux cas, l’hypocrisie et
la violence suscitent l’agression, criminelle ou sexuelle, dont les auteurs
sont pratiquement excusés du fait de l’influence délétère qu’exerce sur eux la
société. Excusés, certes ils le sont, mais la mort, souvent brutale, les
surprend à la fin de l’histoire. Cependant, la méritaient-ils ? La réponse
est pratiquement toujours négative et les personnages bien pensants ou réglés
par les conventions les plus bourgeoises, apparaissent en fin de compte comme
les véritables coupables. C’est pourquoi Stroheim choqua les mentalités
nord-américaines, et joua d’un perpétuel phénomène d’attraction-répulsion, tant
de la part du public que – et cela comptait plus encore – des producteurs de
Beverly Hills.
« Jeu, compétition et pouvoir », 20-22 septembre
2010
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