vendredi 10 février 2012

Classer pour rassurer

La culpabilité qui tenaillait Hermann Broch était naturellement avivée par le caractère implacable du Dieu vengeur du judaïsme. Aussi se tourna-t-il vers le catholicisme, trouvant notamment dans le culte marial un semblant de miséricorde qui pouvait calmer ses tourments. Cette conversion était également une condition posée par sa belle-famille, aristocrate et catholique, à son mariage avec Franziska von Rothermann en 1909. Celui-ci cassa neuf ans plus tard, et Broch se retrouva dans une situation de fuite culpabilisante. Sa femme était pourvue d'une dot d'un million de guldens, qui profitèrent à Joseph, heureux de renforcer ainsi le capital de son usine de textile de Teesdorf. La mauvaise gestion de celle-ci par Hermann Broch, qui jugeait sa voie tracée dans une perspective plutôt littéraire qu'économique, accroissait naturellement ce sentiment de culpabilité. Car il était conscient du caractère « oiseux » (c'est du moins ce que son père lui faisait lourdement comprendre) de l'activité littéraire et artistique, tout comme d'une vie réglée selon des principes éthiques altruistes et responsables (au lieu d'être régie par l'argent et le profit immédiat). Son fils explique : « C'est ainsi que s'établit un schéma psychique fondamental qui devait rester immuable, du moins en partie, dans toute la vie de Broch : révolte - effort de fuite - culpabilité - échec de l'effort de fuite - expiation. » D'où la psychanalyse à laquelle recourut son père qui avouait en 1942 : « Sans ma psychanalyse, je n'aurais jamais pu écrire. » Reconnaissons cependant qu'elle échoua, dans la mesure où ce fut dès l'âge de 6 ou 7 ans que Broch avait éprouvé un esseulement extrême qui ne le prédisposait pas à l'établissement de relations humaines simples et saines. La révélation de ses problèmes ne suffisait pas à (r)établir son équilibre. L'écriture solitaire était un refuge, qui ne pouvait que contribuer au renforcement de son isolement. Il en était conscient, savait que cette activité avait un caractère « oiseux » et donc pervers, et s'en sentait derechef coupable. Son fils enchaîne : « Cette phase de la culpabilité devait donc, à son tour, être suivie par celle de l'expiation qui, pour Broch, se traduisait par un besoin intérieur de ‘se punir’ pour le plaisir qu'il éprouvait à créer et à écrire. »

La problématique n’est pas tant celle d’une fracture pure et simple ayant pour corrolaire une volonté permanente et vaine de réunir les deux éléments du partage, que d’une « fissuration nomade » si l’on peut oser une telle expression, en rapport avec le caractère cyclique de la névrose, évoqué par son fils. Ce n’est pas « une cassure », ce sont de multiples fêlures, toujours en mouvement, plutôt des Überlappungen que des Verspaltungen, qui génèrent des Verkreuzungen, sources elles-mêmes de Gewissensqualen[1] (P 35). Concept difficile à rendre en français, les Überlappungen pourraient correspondre à des « strates entrecroisées » qui se formeraient et se dissoudraient en permanence. Contrairement à l’idée nette et presque passive de « fissure », ce phénomène dynamique engendre un croisement continuel de faisceaux tramés qui inflige à la conscience un supplice sans fin.

Tout se passe comme si, à 55 ans, Broch se trouvait « en croisière avec sa névrose » ; c’est du moins la manière dont nous interprétons ses propos : « Jeder hängt an seinen Neurosen. Jeder hat Angst, seine Neurosen zu verlieren. » (P 37)

Schématiquement, celles-ci sont le symptôme de l’Aufspaltung, qui appelle une rédemption. Chacun, dit-il (P 34) est dans l’expectative d’un salut qui passe par la femme. La femme joue un rôle fondamental dans son cycle névrotique. L’amour sera-t-il platonique, dans la société idéale, dans une éthique empreinte de sagesse et de pureté (celle, par exemple, du Virgile) ; sera-t-il au contraire terrien et débridé ? Cette Zweiteilung (P 56) fait courir à Broch le risque de tomber dans le cliché classique de « la mère » (voire de la « vierge Mère ») face à « la prostituée ». C’est pourtant ce vers quoi conduisent les apparences du texte : « Betrachtet man die erotische Situation unter dem sehr vereinfachten Schema einer glatten Aufspaltung, so habe ich es mit zwei Frauentypen zu tun… » (P 54) Et d’enchaîner sur l’ « erste » et le « zweite Typus », ce qui n’est pas sans rappeler l’esprit dans lequel Otto Weininger désignait l’Homme et la Femme dans Sexe et caractère… Mais là aussi le cliché guette. Cependant, nous assumerons la similitude en usant, pour faciliter l’exposé, des sigles F1 pour le premier type et F2 pour le second… La première est censée représenter la « Dame » ou plutôt sa propre mère, la seconde la servante ou la gouvernante, celles-là mêmes qui officiaient au domicile parental. Toutes sont issues d’un « schéma d’enfance » (Kindheitsschema) (N 65)

Dans la transposition qu’il met en jeu à l’âge adulte, et plus particulièrement dans sa situation d’exil, F1 est américaine, si possible non-juive (eingeborene, womöglich nicht-jüdische Amerikanerin ), jouissant d’une position sociale de préférence respectable sans être obligatoirement opulente. Broch doit se considérer, à certains égards, comme un « réfugié » ; il se heurte donc à un problème de respectabilité sociale qui l’incite à tourner ses regards vers une Américaine rangée, mais il peut aussi bien s’en juger indigne. C’est la description incluse dans le premier texte (P 57). Mais dans le second, F1 est grande, brune, d’allure sémite (mit jüdischem Einschlag) et lui rappelle sa mère (N 65). En dépit des apparences, il n’y a pas forcément d’incompatibilité majeure entre les deux variantes de F1, leur point commun étant par ailleurs le contraste saisissant avec F2. Celle-ci est européenne, aryenne et d’extraction modeste.



[1] Broch, Hermann. – Psychische Selbstbiographie ; hrsg. Von Paul Michaël Lützeler. Frankfurt-am-M. : Suhrkamp Vlg., 1999. Cet ouvrage sera cité ci-après, le numéro de page étant précédé de la lettre P