jeudi 11 février 2010

Hermaphrodisme et polarité

C'est la femme qui apporte à l'homme toutes les possibilités, non plus à l'indicatif (rigide et mort) mais au subjonctif : assujettissement, être sujet, passif, au gré des circonstances ; être soumis, même avec masochisme, celui du fautif. Chez Robert Musil, tant dans les Noces que dans l’Homme sans qualités, les femmes vont jusqu'au bout de leurs possibilités alors que les hommes sont plus réservés et s'arrêtent toujours au dernier moment. C'est le coitus interrumptus permanent de l'homme qui ne cède pas à la tentation d'Orphée de se retourner et, ce faisant, de détruire. Cet homme anti-orphique, c'est celui de Sexe et caractère d’Otto Weininger, celui qui n'engendre pas, qui met un terme à la Jetztfolge, à la "Menschfolge" pourrions-nous dire, c'est l'homme polaire, pas l'homme du "milieu". Mais cet homme en soi n'existe pas. Il ne peut être ailleurs que dans l'utopie de l'hermaphrodisme, celui d'Ulrich et de sa sœur Agathe, que nous ne connaîtrons jamais, car la Connaissance passe par le langage et parce que celui-ci, à défaut d'être le Logos (en quête duquel erre le Virgile de Hermann Broch) ne peut décrire - ou faire vivre - cet hermaphrodisme.

dimanche 7 février 2010

Des codes perçus comme un semblant de sérénité

"Pouvez-vous distinguer – écrit Wittgenstein – dans un son continu la partie que vous entendez en ce moment de celle que vous vous souvenez avoir entendue ?...le problème est de trouver une étape intermédiaire pendant laquelle vous pouvez dire qu'à la fois vous entendez et vous vous souvenez" [1]. Frontière mouvante et floue du temps de l'écoute...

De même, la thèse court perpétuellement après l'antithèse...Pour affirmer que quelque chose existe, il faut savoir comment se présente cette chose dans le cas où elle est vraie et dans le cas où elle est fausse. Comme on ne peut savoir les deux à la fois, et vu que seule l'antithèse appuie la thèse, on ne peut rien savoir. Comme seule l'antithèse autorise la thèse et que la chose est nécessairement vraie puisque nous la concevons, l'antithèse ne peut exister (la fausseté), [Wittgenstein : "Si vous donnez une règle fausse, vous donnez une règle différente" [2]] nous sommes ramenés à une impasse fondamentale. Impasse que nous nous encourageons à dissimuler par l'illusion de la congruence. Cependant, écrit Bouveresse,

...même si l'hypothèse de la congruence -à certains détails près- des sensations engendrées dans des conditions identiques par la même chose dans des individus différents (les anomalies et les déficiences sensorielles étant naturellement mises à part) peut difficilement être mise en doute en pratique, il reste qu'il nous est, pour des raisons intrinsèques, radicalement impossible de nous assurer que cette congruence existe réellement, et il subsiste la possibilité de principe qu'elle soit une illusion complète sans que le langage et le comportement communs s'en trouvent affectés de façon perceptible. [3]

Karl Mannheim appuie, lorsqu'il rappelle qu'autrefois :

...it was simply assumed without further analysis that only that is necessary which is universally valid, i.e. communicable to everyone. Making these two synonymous, however, is not necessarily correct, since it is easily possible that there are truths or correct intuitions which are accessible only to a certain personal disposition or to a definite orientation of interests of a certain group. [4]

Ulrich, l’Homme sans qualités (qui se trouve lui aussi confronté au problème...) écrit à sa sœur Agathe: "Te rappelles-tu ce que j'ai dit de la reproduction (Abbildung) de la nature par l'esprit, du fait d'être image sans qu'il y ait ressemblance ?" [5] C'est peut-être l'image qui résulte des mots murmurés par le rêveur. S'il en accepte sincèrement le caractère relatif (en relation, mais pas totalement correspondant) et dynamique (mouvant, pour ne pas dire flou), le rêveur réveillé admettra la notion de modèle dynamique, d'interaction, l'objet n'étant possible que du fait de l'existence du modèle et réciproquement. La notion intermédiaire de code permettrait de sortir du solipsisme. Le code implique la théorie dépictive. On parlera de code d'interprétation vis-à-vis d'un champ articulé. Il y a des possibles (forme) et un figé (structure) et le code permet la dépictation (par image) à travers des relations. S'il y a un maximum de possibles, de courants qui passent dans les canaux relationnels, alors la forme est étayée par une structure, et le figé (vrai) se superpose au possible.

Il n'y a donc pas isomorphisme au sens strictement mathématique du terme (car alors on n'aurait jamais que des correspondances absolues, en permanence : "Si la concordance était parfaite, alors son concept pourrait être tout-à-fait inconnu." [[6]]) mais un isomorphisme occasionnel.

Autre signification du code : le code moral. Wittgenstein évoque la notion de responsabilité par rapport à l'utilisation du langage : "Lorsque j'emploie un symbole, je dois m'engager moi-même...si je dis que ceci est vert, je dois dire que d'autres choses vertes elles aussi sont vertes. Je m'engage à un usage à venir" [7] Ainsi doit-on se laisser conduire par le langage en adoptant une attitude qui n'est pas sans évoquer celle d'un somnambule.

"Il est amusant de remarquer, déclare Wittgenstein, que dans l’ordinaire de la vie nous n’avons jamais l’impression d’avoir à nous résigner à quelque chose en employant la langue ordinaire" [8]. Autant dire que nous sommes timorés et notre philosophe va nous secouer en s'attaquant notamment aux mathématiques de façon "vertigineuse". Ainsi que le fait remarquer David Pears, "il déclare simplement que le fait que les hommes s'accordent à reconnaître la validité de ces formules [mathématiques] constitue une réalité contingente, quelles que fussent les conséquences désastreuses qui pourraient résulter de leur désaccord, et que leur accord unanime constitue l'unique fondement de la logique et des mathématiques." [9] Autrement dit, cet accord unanime existe du fait qu'"on" a peur des conséquences désastreuses et l'"on" assimile indûment cette peur à la volonté d'éviter une erreur. Wittgenstein prétend que, en dépit des conséquences désastreuses, ce ne serait pas une erreur d'envisager une autre manière d'enchaîner logiquement les choses ou les faits que celle qu'utilisent nos mathématiques : ce ne serait pas une erreur, et c'est cela qui est vertigineux, le fait d'affirmer que ce ne serait pas erroné.


[1] Wittgenstein, L. - Les Cours de Cambridge (1930-1932), ) ; ed. Desmond Lee, trad. Elisabeth Rigal. Mauvezin : TransEurop Repress (T.E.R.), 1988 (TER bilingue), pp. 80-81

[2] Ibid., p. 104

[3] Bouveresse, J. - Le Mythe de l'intériorité l'intériorité : expérience, signification et langage privé chez Wittgenstein. Thèse d'Etat, Paris I, Dir. Yvon Belaval, 1975, p. 42

[4] Mannheim, Karl. - Ideology and utopia. London : Kegan, 1936, p. 149

[5] Musil, Robert. - Der Mann ohne Eigenschaften ; hrsg. von A. Frisé. Hamburg : Rowohlt, 1952, p. 1182, cit. et trad. p. Bouveresse d'après Ph. Jaccottet, in : Le Mythe de l'intériorité, pp. 144-145

[6] Wittgenstein, L. - Zettel. Oxford : Blackwell, 1967, paragr. 430, repris par Bouveresse, op. cit. p. 397

[7] Wittgenstein, L. - Les Cours de Cambridge (1930-1932), p. 43

[8] Wittgenstein, L. - Notes sur l’expérience privée et les “ sense data ” ; texte établ. par Rush Rhees, trad. de l’anglais par Elisabeth Rigal. Mauvezin : Trans-Europ-Repress, 1989 (Coll. T.E.R. bilingue) p. 10

[9] Pears, D. - Wittgenstein, ; trad. Guy Durand. Paris : Seghers (Les maîtres modernes), 1970, p. 177

M.D.-B.