dimanche 4 juillet 2010

Somnambules

Hermann Broch a perçu l'Ulysse de Joyce comme un rempart contre le stéréotype, contre le kitsch en littérature ([1]). La démolition de l'expression, c'est aussi celle, pour reprendre les termes de Lord Chandos, de "... tous les jugements qu'on émet d'ordinaire à la légère et avec la sûreté d'un somnambule..." ([2]). (Les "Somnambules" sont aussi des "Irresponsables" !) Dans la Mort de Georges, Beer-Hofmann évoque les anneaux de la chaîne de la pensée, qui se détachent - ponts jetés sans piliers, pensées somnambules ([3]). La rupture de la chaîne n'est pas totale : elle laisse sournoisement se développer l'association d'idées, caractéristique entre autres de la mentalité schizoïde. L'enchaînement n'est plus cohérent, ou plutôt il est caractérisé par une nouvelle forme de cohérence qui échappe au raisonnement raisonnable, à la raison connue de la raison. La schizophrénie de Chandos aboutit à l'extase, à l'union du Moi et du non-Moi, celle-là même que Broch a pu rechercher dans une oeuvre-symbole, dans laquelle il a tenté de "re-produire", de "re-présenter" le monde. Et ce, dans la logique alogique du rêve qui se retrouve dans la mort. Un rêve ? questionne Beer-Hofmann à propos de Paul : mais s'il ne s'était pas réveillé ? Si la mort l'avait surpris à la fin du rêve, et tout transformé en réalité ? ([4]). Monde nocturne, double du diurne ([5]), miroir, reflet du leurre...Il existe même une troisième vie, au-delà du monde diurne-nocturne, ce dernier ne faisant qu'un et n'étant finalement que celui de l'homme organique. Le troisième monde, la troisième vie, Beer-Hofmann les définit comme ceux des "pressentiments" ([6]), impalpables, inorganiques, ne se rattachant à rien qui soit visible, audible ou sensible, ni même concevable en vertu de la raison raisonnable. C'est un peu, chez Roth, le monde de Tarabas : un hôte sur cette terre : "...il se plaisait parfois à cette idée qu'il était lui-même déjà mort ; tout ce qu'il voyait alors se produisait dans l'au-delà ; et les autres, les morts, étaient tout aussi sûrement entrés dans une troisième vie que lui-même dans sa seconde." ([7]) Le reflet, qui caractérise l'écriture de Broch, va faire sombrer l'auteur dans des apories angoissantes, même si, à certains égards, le désir d'infini est satisfait dans le symbole de la finitude que constitue l'oeuvre littéraire : unité idéale, platonicienne.



[1] Rabaté, Jean-Michel. - Lectures critiques de Hermann Broch, James Joyce et Ezra Pound (après Ulysse : autour de Finnegans Wake, la Mort de Virgile et les Cantos). Thèse d'Etat sous la direction de Hélène Cixous. Univ. de Paris VIII ; 14 janvier 1980.
[2] Hofmannsthal, H. - Lettre de Lord Chandos et autres
essais ; trad. de Albert Kohn et Jean-Claude Schneider. Paris : Gallimard, 1980 (Du monde entier), p. 80
[3] Beer-Hofmann, Richard. - La Mort de Georges ; trad. Jacques Le Rider. Paris : Ed. Complexe, 1990, p. 13
[4] Ibid., p. 160
[5] Ibid., p. 178
[6] Ibid., p. 179
[7] Roth, Joseph. - Tarabas ; trad. Michel-François Demet. Paris : Seuil, 1990 (Points. Roman ; R389), p. 41