dimanche 26 septembre 2010

À qui la faute ?

En réduisant le Moi et le monde à une masse homogène d'éléments concaténés, Ernst Mach a établi l'existence d'une réalité monistique unissant ces deux entités. Pour Fritz Mauthner, cette réduction à une harmonie transparente était souhaitable mais illégitime. Il était sceptique par rapport à la confiance que l'homme pouvait manifester à l'égard d'un monde stable d'objets et au sentiment qu'il était susceptible d'éprouver, d'être lui-même une entité autonome : "So müssen wir mit der Möglichkeit rechnen, daß auch das Ichgefühl nur eine Täuschung sei..."[1]. Là réside l'origine de la "crise" ; l'angoisse fondamentale qui va susciter un comportement schizophrène : si je n'existe pas, il faut que je crée une autre (en est-ce bien une autre ?) personnalité. Si l'étalon disparaît, si les repères n'existent plus, je me comporte comme une bête traquée, à cette particularité près que je suis traqué par le rien, ou, qui pis est, par moi-même. Et la seule manière de supprimer cette image qui me séduit sans cesse dans le miroir qui m'entoure, ne serait-elle pas le suicide...? Le miroir, c'est justement la jungle des mots, celle qui étouffe le Virgile de Hermann Broch dans l'entrereflètement permanent des situations, celle-là même qu'évoque Mauthner : "Wir aber haben erfahren, daß Worte nicht Bilder geben und nicht Bilder hervorrufen, sondern nur Bilder von Bildern von Bildern." (t.1, p.108) On retrouve là, mutatis mutandis, le schéma de la "position de position" de Broch.

L'usage d'un mot varie en fonction de la sensation que l'on éprouve à un moment "M", le moment où le mot est utilisé. Cet usage est toujours approximatif, il est toujours d'une valeur "epsilon" par rapport à la "valeur canon", à la "valeur étalon" du mot. Cette conception du changement de la valeur a cependant toujours respecté une échelle de continuité entre l'usage proprement dit du mot, les associations qu'il a évoquées, et les sensations ou perceptions auxquelles il s'est initialement appliqué. En dernier ressort, la signification du mot dérive de sa relation avec l'expérience qu'a le Moi de la réalité. Il n'a pas simplement la valeur artificielle d'une unité de compte dans un jeu, d'un Spielmark. Ce dernier est censé avoir une valeur uniforme, universelle, transparente à l'ensemble des membres d'une communauté linguistique.

Toutefois, bien que les deux conceptions du langage, en tant que "Bilder von Bildern von Bildern" d'une part, et que collection de "Spielmarken" d'autre part, aient eu des conséquences très différentes sur le plan de la relation entre les mots et l'expérience fournie par les sens, Mauthner les a utilisées l'une comme l'autre pour anéantir la croyance en un langage qui pourrait nous donner la clef de la connaissance de l'univers. Mauthner insiste sur l'incapacité fondamentale qu'ont les mots de nous autoriser à pénétrer le coeur de la vérité "weil die Worte nur Erinnerungszeichen sind für die Empfindungen unserer Sinne und weil diese Sinne Zufallsinne sind, die von der Wirklichkeit wahrlich nicht mehr erfahren als eine Spinne von dem Palaste, in dessen Erkerlaubwerk sie ihr Netz gesponnen hat." (t.3, p.650)

Jetons de jeu abstraits et inertes, ou facettes trompeuses d'un palais des glaces, les mots eux-mêmes, les "coupables" eux-mêmes, nous interpellent : "Ich war dir ein falscher Führer ! [nous crie le langage] Befreie dich von mir !" Mauthner souligne alors le rôle essentiel de la critique du langage comme libération de soi : "Die Kritik der Sprache muß Befreiung von der Sprache als höchstes Ziel der Selbstbefreiung lehren." (t.1, p.656-657)

Il est fondamentalement impossible de réformer le langage ; il faut carrément l'abandonner. Cette politique du pire, ce désespoir total est l'aboutissement d'une extrapolation quasiment mystique des thèses de Mach : le physicien s'était contenté d'exprimer l'irrécupérabilité du Moi (insauvable) à travers la continuité des êtres et des choses. Mauthner introduit un langage religieux spécifiquement agnostique en parlant de "rédemption" : expier la faute pour se faire pardonner, mais de qui... ? Il faut se sauver d'être insauvable ; si l'on est sauvé, alors on existe. Pour être sauvé, il faut avoir commis une faute ; c'est le grand problème de la faute introuvable.



[1] Mauthner, F. - Beiträge zu einer Kritik der Sprache. Stuttgart : J.G. Cotta'sche Buchhandlung Nachfolger, 1901-1902, t. 1, p.606. Cette édition est citée dans les lignes qui suivent avec sa pagination.