Ortrud Beginnen, figure de l'avant-garde berlinoise
Née à Hamburg en 1938, Ortrud Beginnen a exercé une carrière
de comédienne, tantôt chanteuse de cabaret, tantôt „diseuse“ sur ce que l’on
est convenu d’appeler la
Brettelbühne[1],
tantôt (mais bien plus rarement car, malgré le talent incontestable qu’elle
pouvait déployer sur des scènes conventionnelles, le cabaret et le café-théâtre
restaient son univers de prédilection) tantôt donc, comédienne plus classique
dans des pièces de Shakespeare, de Lessing ou de Brecht.
En seconde partie de cette étude figure l’analyse conçue par
James Lyons, metteur en scène et auteur originaire des Etats-Unis ; il
travaille en Allemagne depuis environ vingt-cinq ans. Il fut le compagnon
d’Ortrud Beginnen pendant une quinzaine d’années jusqu’à la mort de celle-ci,
enlevée prématurément en 1999 par une longue maladie qui ne l’a pas empêchée de
continuer à jouer avec brio et détermination jusqu’aux derniers jours.
J.Lyons mettra l’accent sur les différentes étapes qui
jalonnèrent la carrière de l’artiste à compter du milieu de la décennie 1960.
Pour notre part, nous présenterons dans un premier temps
Ortrud Beginnen, telle qu’elle s’est révélée dans son autobiographie intitulée
Guck mal, schielt ja ! publiée en 1975
[2]
Les aïeules
maudites : l’héritage
Le destin d’Ortrud Beginnen s’est forgé en réaction
vis-à-vis des multiples déconvenues (et le mot est bien faible) subies par la
plupart des femmes de sa lignée depuis trois générations. Deux d’entre elles
furent poussées au suicide par la pression et la convention sociales. On ne
peut comprendre la personnalité qui se dégage à travers ses spectacles sans
évoquer le parcours de ces femmes depuis le début du siècle dernier. Ce que
l’artiste nommera la lignée des Duncker-Böttcher-Beginnen, subit au fil des ans
une kyrielle d’événements singulièrement attentatoires, tant à l’encontre de
leur vie au sens propre qu’à celle de leur dignité.
Frieda Duncker, cantinière de son état, séduite par un
trompettiste de fanfare en 1904, est livrée à la vindicte de sa famille, de sa
mère Lina en particulier. Celle-ci propose sa fille en mariage au coupable, qui
lui rétorque vertement son refus catégorique d’épouser une fille qui n’est plus
vierge. Le corps de Frieda est retrouvé peu après dans le canal de l’Elde à
Lübz, petite bourgade du Mecklenburg.
Lina Duncker, employée au buffet de la gare de
Hamburg-Altona, est convaincue du vol d’une demi-livre de beurre sur son lieu
de travail en janvier 1919, puis citée à comparaître au tribunal pour répondre
de son forfait. Incapable d’assumer la honte que ce délit implique, elle se
noie dans l’Isebek-Kanal.
Dans la lignée colatérale des Böttcher, Auguste Viktoria est
l’arrière-grand-mère maternelle d’Ortrud. Domestique, elle est violentée par un
majordome et affligée d’une
uneheliche
Schwangerschaft[3].
Cette expression revient comme un
leitmotiv
dans le récit d’Ortrud.
Auguste Viktoria entretient vis-à-vis de sa mère Clara une
relation toujours conflictuelle qui contraint celle-ci à répudier sa fille
jugée trop volage : leichtlebige
est un qualificatif qui caractérise sans nuances et maintes fois le
comportement de la plupart de ces femmes, y compris d’Ortrud. Auguste Viktoria
joue de la trompette, ce même instrument qui, par le biais du coupable Musikmeister
Joachim, porta en d’autres temps malheur à Frieda.
Hermine Minna Auguste, fille d’Augusta Viktoria, s’illustre
dans son jeune âge lors d’un concours de tir au pigeon à Lübz. Clairement
gagnante en regard des règles du jeu, Hermine est proclamée seconde (et donc à
maints égards perdante), car issue d’une Uneheliche
Schwangerschaf. Elle est employée de maison dans une famille bourgeoise de
Lübz, et victime de la médisance d’Emma, redoutable chef cuisinière. Elle doit
quitter cette place et sa mère Augusta l’emmène à Hamburg. De là date l’ancrage
de la famille d’Ortrud dans la métropole hanséatique.
Quoique malmenée à nouveau dans ses fonction ancillaires,
Hermine se permet quelques libertés dont une échappée vers un bal. C’est là
qu’elle rencontre Jakob Egidius, emballeur de bananes chez Hapag-Lloyd. Son
père, Jacob Heinrich Begien, paysan actif dans la région de Maastricht, était
d’origine belge. Son patronyme fut – sinon germanisé, au moins dépouillé de sa
consonance flamande – transformé en Beginnen. L’union de Jakob et Hermine était
exceptionnelle : « Und so heiratete Hermine Böttcher Jacob Egidius
Beginnen ganz in Ehre, ohne schwanger zu sein. Sie war die Ausnahme, von der
ich gesprochen habe, unter den Frauen der Linie Böttcher/Beginnen »
[4].
Ortrud souligne ce trait avec une acuité particulière.
La voix de Jakob enfant était particulièrement remarquée
dans les chorales religieuses ; il fut mélomane toute sa vie, passion
qu’il fit partager à ses deux filles : Ingeborg et Gerda. La première se
distinguait au piano, la seconde au violon et toutes deux chantaient, en
amateur comme leur père, dans un répertoire populaire où figuraient notamment
Leo Fall, Hermann Löns et Paul Abraham.
Ingeborg vivait, à l’instar des autres membres de sa
famille, d’un revenu fort modeste, comme téléphoniste dans une aciérie. Elle
donna naissance à Ortrud en 1938. Ingeborg néanmoins, à l’inverse de sa mère,
ne sut échapper à la tradition de l’Uneheliche
Schwangerschaf. Elle fut contrainte de déménager, de dissimuler l’événement
autant que faire se pouvait, au grand dam des parents, du père en particulier.
Le récit d’Ortrud constitue à maints égards un documentaire
sociologiquement important sur le quotidien des Allemands à la veille de la
Seconde Guerre mondiale et pendant le conflit. Ingeborg chante Wagner à l’Opéra
de Lille occupée par les Nazis – « Lille Deutsche Frontoper Filiale der
Oper des Deutschen Reiches » – revient en Allemagne « exilée thuringeoise
de l’intérieur » pour travailler avec sa fille encore jeune dans une ferme
à Innien, près de Heide in Holstein en mars 1946. Les conditions de vie sont là
particulièrement difficiles. Les souvenirs d’Ingeborg, autrefois soliste dans
la chorale de Sankt-Petri à Hambourg ainsi qu’au Stadttheater Elbing (Prusse
orientale) marquent Ortrud, tout comme les talents musicaux du grand-père
Jakob.
La naissance
difficile de talents contrariés
Dès sa prime enfance, la nature a contrarié Ortrud. Ou plus
exactement et de façon plus banale, la pression sociale a infligé à Ortrud un
sentiment d’illégitimité en matière de goûts et d’envies. Il n’est pas
obligatoirement déplacé d’imaginer que l’absence de légitimation qui a empreint
sa lignée, féminine en particulier, entacha de manière significative son destin
d’artiste, qu’elle dut forger avec obstination jusqu’à sa reconnaissance à
Berlin dans les années soixante.
Sans
être aucunement disgracieux, le physique d’Ortrud enfant puis adolescente
déconcertait quelque peu. Elle ne consacre pas moins d’une trentaine de pages
au récit d’événements lors desquels elle se trouvait en situation de
« représentation », à l’occasion de spectacles scolaires ou de
cérémonies religieuses. Tout semble s’acharner contre elle. À commencer par ce
fameux
Silberblick qu’elle commente
sur un ton plaisant : « Schon der Buchtitel
Guck mal, schielt ja ! ist die reinste Koketterie, weil ich
meine Augen inzwischen sehr wirkungsvoll einsetzen kann. »
[5].
Les critiques les plus acerbes, parfois vulgaires, la touchent sur son
apparence. Sa taille excessivement grande pour son âge, son aspect anémié qui
dissimule sans doute un mal-être associé à son milieu hostile ; une
couleur de cheveux « indéfinissable » et une manière de se coiffer
« à la diable » ; un nez qui ne lui sied pas, des problèmes
dentaires qui l’obligent à rembourser 3500 marks sur deux ans dans un contexte
économique difficile ; et pour finir, une voix inclassable qui ne la
prédispose pas à suivre la tradition familiale. Un chef de chœur de Neumünster
dans le Schlewig-Holstein, affirme péremptoirement qu’elle n’a pas de voix.
Elle joue en 1951 le rôle de
Struwwelpeter,
« Pierre l’Ébouriffé », l’enfant turbulent et désobéissant : le
rôle lui convient à merveille. Ses doigts sont affublés de prolongations
griffues redoutables ;
elle est en
outre maquillée de façon exagérée. Dans l’assistance, un boulanger peu discret
fait observer à sa petite fille que seules les prostituées se défigurent ainsi.
Le réalisme de sa prestation fut remarqué par le
Holsteinische Curier, un véritable événement pour une enfant de cet
âge. On interrogea même sa grand-mère pour vérifier que cet enfant était
réellement sa petite-fille.
Une adolescence difficile la confronte assez tôt au marché
du travail où elle exécute diverses tâches à l’insatisfaction quasi générale de
ses employeurs successifs. À 23 ans, elle quitte l’environnement familial pour
se rendre à Berlin. Dans ses bagages, réduits à l’extrême, elle emporte les
œuvres complètes de Heine. Elle obtient un emploi à la galerie Camilla Speth de
la librairie Elwert
& Meurer au Kurfürstendamm. Elle y rencontre de jeunes musiciens, dont
un guitariste qui lui propose de chanter sur des textes de Tucholsky, Klabund,
Erich Mühsam. Cette proposition réveille en elle un appétit de scène longtemps
refoulé, qu’elle assouvit partiellement en compagnie du cabaret ambulant Die Leid-Artikler, dirigé par Dietrich
Kittner, dans une cave du Reeperbahn à Hamburg en novembre 1963.
De retour à Berlin, c’est aussi chez Elwert & Meurer
qu’elle fait la connaissance en 1965 d’un personnage qui va changer le cours de
son existence et susciter réellement sa vocation de comédienne et de
cabarettiste : Paul Vasil, jeune et brillant metteur en scène français,
installé depuis peu à Berlin dans le cadre de la coopération culturelle
franco-allemande. C’est précisément là que commence une carrière artistique
évoquée ci-après par le compagnon d’Ortrud, James Lyons.
Du livre à la scène
Le récit d’Ortrud Beginnen n’est ni « Bericht einer
Karriere » ni « Wie ich es dennoch geschafft habe »
[6].
Un tel écrit à vocation artistique ou esthétique aurait été une faute de style,
voire de goût, vis-à-vis de l’histoire de ses aïeules : «
Wir Duncker/Böttcher/Beginnen waren
schließlich geprägt durch Mißstände, Umstände und Schwierigkeiten. Und ich
gedenke nicht, diese Tradition ohne weiteres zu brechen. Das tiefe Wasser, die
Garküchen Deutschlands, eine gewisse Leichtlebigkeit, [...] und eine
unerwiderte Liebe zur Musik haben bei uns immer eine entscheidende Rolle
gespielt »
[7] Elle a toujours gardé la tête hors de l’eau, fût-ce au prix de
difficultés majeures et répétées. Elle souligne avec une intensité convaincante
l’influence indéniable exercée par ce passé familial sur toute sa carrière. Ortrud
Beginnen s’est constamment « battue en dehors des sentiers », traçant
son propre chemin. Ce livre contribue sans conteste à le parcourir avec
lucidité, en compagnie de James Lyons.
Voir la contribution de J.Lyons "Tiefdeutsches Gemüt und Schwachsinn" dans les
Cahiers d'études germaniques, n°64 : Contre-cultures à Berlin de 1960 à nos
jours. Sous la direction de Charlotte Bomy, André Combes, Hilda Inderwildi, Université
de Provence, 2013, ISSN07514239.
[1]
Terme difficilement traduisible, évoquant un mélange de scènes de
Commedia dell’Arte, de café-théâtre et
de chansonniers
[2]
Ortrud BEGINNEN,
Guck mal, schielt ja !
Manuskripte aus dem Katastrophenkoffer (« Voyez
donc ! Elle louche ! Manuscrits extraits de la boîte à
catastrophes »), C. Bertelsmann Verlag, 1975
[3]
BEGINNEN,
op. cit., p. 24
(« grossesse illégitime »)
[4]
BEGINNEN,
op. cit., p. 58
(« ainsi Hermine Böttcher épousa-t-elle Jacob Egidius Beginnen en tout
bien tout honneur, sans être enceinte. Elle incarnait de la sorte cette
exception que j’évoquais, parmi les femmes de la lignée Böttcher/Beginnen. »)
[5]
BEGINNEN,
op. cit., p. 148
(« c’est bien par pure coquetterie que ce livre est intitulé ‘Voyez
donc ! elle louche !’ ; car j’ai de fait parfaitement réadapté
ma vue depuis lors. »)
[6]
BEGINNEN,
op. cit., p. 173
(« récit d’une
carrière » ; « comment, malgré tout, j’y suis arrivée »)
[7]
BEGINNEN,
op. cit., p. 173
(« Nous, les Duncker/Böttcher/Beginnen, avons toujours été marqué(e)s du
sceau de l’adversité, du tourment et de la confusion - et je n’imagine pas une
seconde l’éventualité de faillir sans scrupule à la tradition. Les eaux
profondes, les gargotes allemandes, une certaine insouciance […] et un
irrésistible amour de la musique, ont toujours joué chez nous un rôle
décisif. »)