dimanche 7 janvier 2018

1918


1918-1938 vingt ans seulement
d’une boucherie à l’autre, sans pitié mais toujours le front haut
de quel droit prétendre qu’à ce temps s’attachent les valeurs
prétendues nobles, perdues
savait-on mieux qu’aujourd’hui
vivre
Hécube, Andromaque, souffrantes déjà
pour rien
pour une ville
les dieux, destin tracé
conduire au bûcher
fascinante toujours cette conduite mains liées
front haut
ou bas
on bande les yeux
ou pas
au nom de
au nom de quoi
au nom toujours
pères, mères, progénitures heureuses ou condamnées
partez pour les fronts ou restez
les yeux clos
d’ignorance ou d’horreur
criez
riez aussi
défiez
la mort et les vivants qui tuent

vendredi 28 octobre 2016

Mauthner est à Wittgenstein
ce que Mach est à Einstein
et Haydn à Mozart

dimanche 31 août 2014

Die Zauberflöte : reflets et réflexion

La littérature germanique de la fin du XVIIIè siècle relate un certain nombre de légendes dont Goethe, parmi d’autres, se fit l’interprète. L’exemple de Das Märchen reprend en 1795 le thème du Serpent superbement évoqué quelques années plus tôt (1791) dans la Flûte enchantée.  Mythique, le fond des textes précurseurs marque une époque qui puise, notamment dans l’Antiquité égyptienne, des images paradoxalement associées à l’orbe des Lumières.
Oberon de Wieland, Lulu oder die Zauberflöte de Liebeskind, Hüon und Amanda de Friederike Sophie Hensel-Seyler, Kaspar, der Fagottist, oder: Die Zauberzither de Joachim Perinet : autant d’exemples qui jalonnent la composition de l’opéra de Mozart. Celui-ci habilla musicalement, d’une manière subtilement codée, les arrangements de ses trois acolytes : Ludwig Giesecke, Emanuel Schikaneder et Ignaz von Born. Ils avaient abondamment puisé dans les thèmes de spectacles alors goûtés du public, travestissant un fond plus grave et plus austère. L’Art royal transparaît, souvent déformé volontairement. Le propos, tant du livret que de la partition, est clairement évocateur d’un rite et d’une Tradition. « Invocation » pourrions-nous dire, qui correspond à un jeu de miroirs. Il rend cet opéra tout à la fois contrefacteur et victime de sa propre contrefaçon. Incompris par les uns, il laisse affleurer, entre les lignes d’une partition riche en modulations tonales expressives, des concepts assez clairement interprétés par d’autres.
Abklatsch, Abbild d’un Urbild, entre historiette et image d’une Tradition, la Zauberflöte ne laisse pas d’étonner. L’analyse que nous proposerions voudrait contribuer à l’élucidation de cette œuvre émaillée de reflets, dont l’aspect séducteur altère, volontairement ou non, la perception. Ignorance, préjugés, conformisme, tendance paresseuse à l’association d’idées : autant de dérivations du modèle, autant d’imitations déroutantes et d’obstacles, au détour desquels Tamino se faufile. 

lundi 7 octobre 2013

Ortrud Beginnen, figure de l'avant-garde berlinoise


Née à Hamburg en 1938, Ortrud Beginnen a exercé une carrière de comédienne, tantôt chanteuse de cabaret, tantôt „diseuse“ sur ce que l’on est convenu d’appeler la Brettelbühne[1], tantôt (mais bien plus rarement car, malgré le talent incontestable qu’elle pouvait déployer sur des scènes conventionnelles, le cabaret et le café-théâtre restaient son univers de prédilection) tantôt donc, comédienne plus classique dans des pièces de Shakespeare, de Lessing ou de Brecht.
En seconde partie de cette étude figure l’analyse conçue par James Lyons, metteur en scène et auteur originaire des Etats-Unis ; il travaille en Allemagne depuis environ vingt-cinq ans. Il fut le compagnon d’Ortrud Beginnen pendant une quinzaine d’années jusqu’à la mort de celle-ci, enlevée prématurément en 1999 par une longue maladie qui ne l’a pas empêchée de continuer à jouer avec brio et détermination jusqu’aux derniers jours.
J.Lyons mettra l’accent sur les différentes étapes qui jalonnèrent la carrière de l’artiste à compter du milieu de la décennie 1960.
Pour notre part, nous présenterons dans un premier temps Ortrud Beginnen, telle qu’elle s’est révélée dans son autobiographie intitulée Guck mal, schielt ja ! publiée en 1975[2]

Les aïeules maudites : l’héritage
Le destin d’Ortrud Beginnen s’est forgé en réaction vis-à-vis des multiples déconvenues (et le mot est bien faible) subies par la plupart des femmes de sa lignée depuis trois générations. Deux d’entre elles furent poussées au suicide par la pression et la convention sociales. On ne peut comprendre la personnalité qui se dégage à travers ses spectacles sans évoquer le parcours de ces femmes depuis le début du siècle dernier. Ce que l’artiste nommera la lignée des Duncker-Böttcher-Beginnen, subit au fil des ans une kyrielle d’événements singulièrement attentatoires, tant à l’encontre de leur vie au sens propre qu’à celle de leur dignité.

Frieda Duncker, cantinière de son état, séduite par un trompettiste de fanfare en 1904, est livrée à la vindicte de sa famille, de sa mère Lina en particulier. Celle-ci propose sa fille en mariage au coupable, qui lui rétorque vertement son refus catégorique d’épouser une fille qui n’est plus vierge. Le corps de Frieda est retrouvé peu après dans le canal de l’Elde à Lübz, petite bourgade du Mecklenburg.
Lina Duncker, employée au buffet de la gare de Hamburg-Altona, est convaincue du vol d’une demi-livre de beurre sur son lieu de travail en janvier 1919, puis citée à comparaître au tribunal pour répondre de son forfait. Incapable d’assumer la honte que ce délit implique, elle se noie dans l’Isebek-Kanal.
Dans la lignée colatérale des Böttcher, Auguste Viktoria est l’arrière-grand-mère maternelle d’Ortrud. Domestique, elle est violentée par un majordome et affligée d’une uneheliche Schwangerschaft[3]. Cette expression revient comme un leitmotiv dans le récit d’Ortrud.
Auguste Viktoria entretient vis-à-vis de sa mère Clara une relation toujours conflictuelle qui contraint celle-ci à répudier sa fille jugée trop volage : leichtlebige est un qualificatif qui caractérise sans nuances et maintes fois le comportement de la plupart de ces femmes, y compris d’Ortrud. Auguste Viktoria joue de la trompette, ce même instrument qui, par le biais du coupable Musikmeister Joachim, porta en d’autres temps malheur à Frieda.

Hermine Minna Auguste, fille d’Augusta Viktoria, s’illustre dans son jeune âge lors d’un concours de tir au pigeon à Lübz. Clairement gagnante en regard des règles du jeu, Hermine est proclamée seconde (et donc à maints égards perdante), car issue d’une Uneheliche Schwangerschaf. Elle est employée de maison dans une famille bourgeoise de Lübz, et victime de la médisance d’Emma, redoutable chef cuisinière. Elle doit quitter cette place et sa mère Augusta l’emmène à Hamburg. De là date l’ancrage de la famille d’Ortrud dans la métropole hanséatique.
Quoique malmenée à nouveau dans ses fonction ancillaires, Hermine se permet quelques libertés dont une échappée vers un bal. C’est là qu’elle rencontre Jakob Egidius, emballeur de bananes chez Hapag-Lloyd. Son père, Jacob Heinrich Begien, paysan actif dans la région de Maastricht, était d’origine belge. Son patronyme fut – sinon germanisé, au moins dépouillé de sa consonance flamande – transformé en Beginnen. L’union de Jakob et Hermine était exceptionnelle : « Und so heiratete Hermine Böttcher Jacob Egidius Beginnen ganz in Ehre, ohne schwanger zu sein. Sie war die Ausnahme, von der ich gesprochen habe, unter den Frauen der Linie Böttcher/Beginnen »[4]. Ortrud souligne ce trait avec une acuité particulière.
La voix de Jakob enfant était particulièrement remarquée dans les chorales religieuses ; il fut mélomane toute sa vie, passion qu’il fit partager à ses deux filles : Ingeborg et Gerda. La première se distinguait au piano, la seconde au violon et toutes deux chantaient, en amateur comme leur père, dans un répertoire populaire où figuraient notamment Leo Fall, Hermann Löns et Paul Abraham.
Ingeborg vivait, à l’instar des autres membres de sa famille, d’un revenu fort modeste, comme téléphoniste dans une aciérie. Elle donna naissance à Ortrud en 1938. Ingeborg néanmoins, à l’inverse de sa mère, ne sut échapper à la tradition de l’Uneheliche Schwangerschaf. Elle fut contrainte de déménager, de dissimuler l’événement autant que faire se pouvait, au grand dam des parents, du père en particulier.

Le récit d’Ortrud constitue à maints égards un documentaire sociologiquement important sur le quotidien des Allemands à la veille de la Seconde Guerre mondiale et pendant le conflit. Ingeborg chante Wagner à l’Opéra de Lille occupée par les Nazis – « Lille Deutsche Frontoper Filiale der Oper des Deutschen Reiches » – revient en Allemagne « exilée thuringeoise de l’intérieur » pour travailler avec sa fille encore jeune dans une ferme à Innien, près de Heide in Holstein en mars 1946. Les conditions de vie sont là particulièrement difficiles. Les souvenirs d’Ingeborg, autrefois soliste dans la chorale de Sankt-Petri à Hambourg ainsi qu’au Stadttheater Elbing (Prusse orientale) marquent Ortrud, tout comme les talents musicaux du grand-père Jakob.

La naissance difficile de talents contrariés
Dès sa prime enfance, la nature a contrarié Ortrud. Ou plus exactement et de façon plus banale, la pression sociale a infligé à Ortrud un sentiment d’illégitimité en matière de goûts et d’envies. Il n’est pas obligatoirement déplacé d’imaginer que l’absence de légitimation qui a empreint sa lignée, féminine en particulier, entacha de manière significative son destin d’artiste, qu’elle dut forger avec obstination jusqu’à sa reconnaissance à Berlin dans les années soixante.
Sans être aucunement disgracieux, le physique d’Ortrud enfant puis adolescente déconcertait quelque peu. Elle ne consacre pas moins d’une trentaine de pages au récit d’événements lors desquels elle se trouvait en situation de « représentation », à l’occasion de spectacles scolaires ou de cérémonies religieuses. Tout semble s’acharner contre elle. À commencer par ce fameux Silberblick qu’elle commente sur un ton plaisant : « Schon der Buchtitel Guck mal, schielt ja ! ist die reinste Koketterie, weil ich meine Augen inzwischen sehr wirkungsvoll einsetzen kann. »[5]. Les critiques les plus acerbes, parfois vulgaires, la touchent sur son apparence. Sa taille excessivement grande pour son âge, son aspect anémié qui dissimule sans doute un mal-être associé à son milieu hostile ; une couleur de cheveux « indéfinissable » et une manière de se coiffer « à la diable » ; un nez qui ne lui sied pas, des problèmes dentaires qui l’obligent à rembourser 3500 marks sur deux ans dans un contexte économique difficile ; et pour finir, une voix inclassable qui ne la prédispose pas à suivre la tradition familiale. Un chef de chœur de Neumünster dans le Schlewig-Holstein, affirme péremptoirement qu’elle n’a pas de voix. Elle joue en 1951 le rôle de Struwwelpeter, « Pierre l’Ébouriffé », l’enfant turbulent et désobéissant : le rôle lui convient à merveille. Ses doigts sont affublés de prolongations griffues redoutables ;  elle est en outre maquillée de façon exagérée. Dans l’assistance, un boulanger peu discret fait observer à sa petite fille que seules les prostituées se défigurent ainsi. Le réalisme de sa prestation fut remarqué par le Holsteinische Curier, un véritable événement pour une enfant de cet âge. On interrogea même sa grand-mère pour vérifier que cet enfant était réellement sa petite-fille.
Une adolescence difficile la confronte assez tôt au marché du travail où elle exécute diverses tâches à l’insatisfaction quasi générale de ses employeurs successifs. À 23 ans, elle quitte l’environnement familial pour se rendre à Berlin. Dans ses bagages, réduits à l’extrême, elle emporte les œuvres complètes de Heine. Elle obtient un emploi à la galerie Camilla Speth de la librairie Elwert & Meurer au Kurfürstendamm. Elle y rencontre de jeunes musiciens, dont un guitariste qui lui propose de chanter sur des textes de Tucholsky, Klabund, Erich Mühsam. Cette proposition réveille en elle un appétit de scène longtemps refoulé, qu’elle assouvit partiellement en compagnie du cabaret ambulant Die Leid-Artikler, dirigé par Dietrich Kittner, dans une cave du Reeperbahn à Hamburg en novembre 1963.
De retour à Berlin, c’est aussi chez Elwert & Meurer qu’elle fait la connaissance en 1965 d’un personnage qui va changer le cours de son existence et susciter réellement sa vocation de comédienne et de cabarettiste : Paul Vasil, jeune et brillant metteur en scène français, installé depuis peu à Berlin dans le cadre de la coopération culturelle franco-allemande. C’est précisément là que commence une carrière artistique évoquée ci-après par le compagnon d’Ortrud, James Lyons.

Du livre à la scène
Le récit d’Ortrud Beginnen n’est ni « Bericht einer Karriere » ni « Wie ich es dennoch geschafft habe »[6]. Un tel écrit à vocation artistique ou esthétique aurait été une faute de style, voire de goût, vis-à-vis de l’histoire de ses aïeules : « Wir Duncker/Böttcher/Beginnen waren schließlich geprägt durch Mißstände, Umstände und Schwierigkeiten. Und ich gedenke nicht, diese Tradition ohne weiteres zu brechen. Das tiefe Wasser, die Garküchen Deutschlands, eine gewisse Leichtlebigkeit, [...] und eine unerwiderte Liebe zur Musik haben bei uns immer eine entscheidende Rolle gespielt » [7] Elle a toujours gardé la tête hors de l’eau, fût-ce au prix de difficultés majeures et répétées. Elle souligne avec une intensité convaincante l’influence indéniable exercée par ce passé familial sur toute sa carrière. Ortrud Beginnen s’est constamment « battue en dehors des sentiers », traçant son propre chemin. Ce livre contribue sans conteste à le parcourir avec lucidité, en compagnie de James Lyons.

Voir la contribution de J.Lyons "Tiefdeutsches Gemüt und Schwachsinn" dans les Cahiers d'études germaniques, n°64 : Contre-cultures à Berlin de 1960 à nos jours. Sous la direction de Charlotte Bomy, André Combes, Hilda Inderwildi, Université de Provence, 2013,  ISSN07514239.



[1] Terme difficilement traduisible, évoquant un mélange de scènes de Commedia dell’Arte, de café-théâtre et de chansonniers
[2] Ortrud BEGINNEN, Guck mal, schielt ja ! Manuskripte aus dem Katastrophenkoffer (« Voyez donc ! Elle louche ! Manuscrits extraits de la boîte à catastrophes »), C. Bertelsmann Verlag, 1975
[3] BEGINNEN, op. cit., p. 24 (« grossesse illégitime »)
[4] BEGINNEN, op. cit., p. 58 (« ainsi Hermine Böttcher épousa-t-elle Jacob Egidius Beginnen en tout bien tout honneur, sans être enceinte. Elle incarnait de la sorte cette exception que j’évoquais, parmi les femmes de la lignée Böttcher/Beginnen. ») 
[5] BEGINNEN, op. cit., p. 148 (« c’est bien par pure coquetterie que ce livre est intitulé ‘Voyez donc ! elle louche !’ ; car j’ai de fait parfaitement réadapté ma vue depuis lors. »)
[6] BEGINNEN, op. cit., p. 173 (« récit d’une carrière » ; « comment, malgré tout, j’y suis arrivée »)
[7] BEGINNEN, op. cit., p. 173 (« Nous, les Duncker/Böttcher/Beginnen, avons toujours été marqué(e)s du sceau de l’adversité, du tourment et de la confusion - et je n’imagine pas une seconde l’éventualité de faillir sans scrupule à la tradition. Les eaux profondes, les gargotes allemandes, une certaine insouciance […] et un irrésistible amour de la musique, ont toujours joué chez nous un rôle décisif. »)

vendredi 27 juillet 2012

Erich Von Stroheim 5/5


Manuel Durand-Barthez (Université de Toulouse 2, C.R.E.G.) Entre mythe et mensonge : le double jeu d’Erich von Stroheim

Une analyse en cinq épisodes.



Cinquième épisode.

Identité, duplicité

Le cas de Stroheim n’est pas unique dans la sphère intellectuelle ou artistique ; lorsque l’imagination confine à la mythomanie, il y a lieu d’examiner le fondement sociologique et historique d’une telle attitude. L’Autriche-Hongrie finissante n’est pas étrangère à la dichotomie, voire à la schizophrénie, dans ce comportement. Afin de mieux comprendre le phénomène qui put affecter Stroheim, sans doute convient-il, à ce degré de l’analyse, d’évoquer la figure de Joseph Roth. On connaît le goût (sans qu’il fût associé au plaisir, tant s’en faut) de l’auteur de la Marche de Radetzky, pour le déguisement autobiographique si nuancé, variable, au gré des rencontres. Le deuxième chapitre de la biographie que lui consacra David Bronsen est intitulé : Imagination et réalité[1]. Le mépris que, selon cet intellectuel d’origine juive natif de Brody, tout citoyen austro-hongrois né en Galicie pouvait essuyer de la part des gens « civilisés », des Berlinois en particulier, l’aurait incité à adopter une attitude mythomaniaque prononcée. Stroheim a dissimulé son ascendance israélite : la seule allusion antisémite qu’il ait pu oser se situe dans son essai théâtral Brothers au début de sa carrière, à propos d’un usurier juif décrit de façon caricaturale. Mais il comprit rapidement que la diaspora américaine ne lui pardonnerait jamais le jüdischer Selbsthaß qui minait la communauté viennoise.
En même temps, Stroheim affichait un attachement particulier vis-à-vis de l’Empire. L’évocation de l’Autriche est fréquente dans ses films, tant à travers les décors (la reconstitution de Vienne avec le Prater est minutieuse et grandiose dans la Wedding March) que dans le jeu d’officiers de sa Majesté royale et impériale. Il partageait avec Roth la passion des uniformes : la symétrie de la coupe, la netteté, l’exigence de propreté malgré les péripéties militaires, l’uniformité – précisément. Stroheim a toujours régi, sur le plateau, cette partie liée au costume d’officier ou de soldat, « au bouton près ». Il considérait, avec Joseph Roth, l’uniforme comme un rempart contre le chaos, contribuant à éradiquer tout ce qui, dans les apparences de la vie, peut sembler mouvant ou flou. Il écartait par là les nuances très variées que superposent à la peau les costumes civils. Ce qui, paradoxalement, n’empêche pas l’auteur galicien d’adopter également un profil de Don Quichotte, voire d’anarchiste.
Ordre et honneur sont intimement associés dans La Grande Illusion (1937). La noblesse d’âme de Von Rauffenstein, l’officier supérieur dirigeant le camp de prisonniers, a frappé nombre de contemporains, y compris Goebbels et Mussolini. L’Italie, l’Allemagne, la Belgique et la France de Vichy (par le truchement de Tixier-Vignancourt) vouèrent le chef d’œuvre de Jean Renoir aux gémonies de la censure.
L’ordre militaire, selon Roth et Stroheim, n’est pas forcément associé à la terreur ou l’agression. François-Joseph organisait fréquemment des manœuvres permettant de jouer à la guerre sans l’entreprendre en raison des risques d’échec, qu’il gardait toujours à l’esprit. Manœuvrer permettait aussi de « se montrer » sur le terrain, dans toutes les contrées de l’Empire. Jeu et représentation.
Dans son deuxième roman, intitulé Paprika[2] (1935), Stroheim raconte l’histoire d’une jeune Rom, fille de la reine de son clan et d’un aristocrate hongrois. Au-delà du drame passionnel initialement destiné à l’écran, il est intéressant de noter le passage, au milieu du camp, de François-Joseph et d’un détachement en manœuvre. Il s’adresse aux Tziganes dans leur langue, délaissant l’allemand volontairement. La jeune et séduisante Paprika fait figure de bouc émissaire, tant au sein du clan que dans les palais hongrois où elle s’introduit subrepticement, au terme d’un long voyage initiatique marqué par de nombreux épisodes outrageants. Sa mère s’est rendue coupable d’une liaison avec un gadjo ; la reine du clan s’est compromise avec un prince de la nation régnante. De ce fait, l’identité de leur fille est double. Mais Paprika est « reconnue » par l’Empereur, figure emblématique du bicéphalisme[3] ; il reçoit publiquement son hommage et lui exprime sa volonté de la protéger.
Pour Roth et Stroheim, l’Empire correspond en quelque sorte à une « nécessité mélancolique ». Cependant l’intellectuel et l’artiste divergent sensiblement au sujet du septième art. Il est, à certains égards, vital pour Stroheim. L’auteur de la Légende du Saint buveur relate au contraire la déception suscitée par le cinéma, caverne où se projettent tristement des ombres. Dans l'Antéchrist, il reprend ce jeu sur le double du comédien, ombre de lui-même au cinéma et qui, sans cette ombre, n'a pas d'existence réelle. Et cette ombre devient immortelle de son vivant. C'est ce qui fait dire à Roth : « Hollywood est l'Hadès moderne. »[4] L'ombre est finalement une variante du reflet ; l'individu schizoïde ne parvient pas à se débarrasser de sa double peau, carapace qui est censée atténuer son angoisse vis-à-vis de l'existence mais qui l'effraie finalement, à l'instar d'un être sauvage qui se rencontre pour la première fois dans un miroir.

Le cinéma fut bien, pour Stroheim, le lieu de la duplicité que suscita peu ou prou l’arrivée à Ellis Island ; la déclinaison d’une identité nouvelle, le lieu d’un grand nombre de possibles, fût-ce au prix des épreuves subies par tout self-made man. Le héros malgré lui de Blind Husbands est mort après avoir proféré un faux mensonge, car la vérité n’est pas crédible. À Hollywood, le mensonge fait vendre, car un réalisateur fils de chapelier modeste n’a pas la même allure qu’un officier de l’armée impériale. Et lorsque la germanité peut faire de l’ombre, l’austrianité sauve car elle est « propre » et fondée sur l’honneur. Stroheim surprend après s’est surpris lui-même : jeu de miroirs entre mythe et mensonge. Plus que jamais, le masque (le personnage) reste ancré dans l’histoire du cinéma, à laquelle il contribua notablement par le style de ses films muets. Histoire dont Maurice Bessy fut en France un témoin particulièrement influent ; il « épingle » ainsi Erich von Stroheim dans sa biographie : « On l’aurait voulu Turc et pacha inflexible. Il avait des baise-mains d’aristocrate et des talons qui claquaient comme des castagnettes. Il savait diriger Tannhäuser, écrire avec fougue, prier comme un saint, aimer comme Casanova, insulter en grand seigneur. » [5]

« Jeu, compétition et pouvoir », 20-22 septembre 2010
Ultime épisode


[1] David Bronsen, Joseph Roth : biographie, Paris 1994, p. 19-26
[2] Erich von Stroheim, Paprika, New York 1935 puis version française, Givors (69) 1948. Il écrivit deux autres romans publiés en langue française: Les feux de la Saint-Jean, Givors (69) 2 tomes 1951-1954 et Poto-poto, Paris 1956
[3] Erich von Stroheim, Paprika, version française, p. 373 sqq
[4] Joseph Roth, Juifs en errance [suivi de] L’Antéchrist, Paris 1986, p. 128
[5] Maurice Bessy, Erich von Stroheim, Paris 1984, p. 14

Erich Von Stroheim 4/5


Manuel Durand-Barthez (Université de Toulouse 2, C.R.E.G.) Entre mythe et mensonge : le double jeu d’Erich von Stroheim

Une analyse en cinq épisodes.



Quatrième épisode.

De l’art du décor

Il y a comme un jeu de miroir dans l’art du mensonge. Le décor est une pièce du mensonge pétri de vérité. Il est trompeur à force d’être fidèle. « Von » était maniaque du décor bien fait, bien construit avec une exigence quasi pathologique impliquant une élaboration chronophage et occasionnellement des budgets excessifs.
Parfois, c’est anecdotique, tout simplement bizarre, spécialement atypique. Ainsi dans Blind Husbands, il étudiera les cartes géographiques pour retrouver en Californie, près d’Idlewild dans le Comté de San Bernardino, un pic ayant la même altitude que le Monte Cristallo, 10.495 pieds, soit 3199 mètres. Avec le même souci d’observation des cartes, il va reconstituer plusieurs quartiers de Monte-Carlo (capitale du jeu et de l’artifice) au mètre près, faisant édifier un montage qui compte parmi les plus ambitieux de l’histoire du cinéma, du moins à cette époque, pour le tournage de Foolish Wives (1921). La présence saugrenue d’un tramway, inconnu à Monaco, fut la seule petite fantaisie, le grain de beauté du paysage… La venue d’un personnage important devait s’effectuer à bord d’un navire de guerre : il en réquisitionne un, réel, pour la circonstance. De même, il fait venir de Vienne le carrosse des Habsbourg pour Merry go round (1922) et sollicite de surcroît la présence de Karl et Zita, altesses impériales en déroute. Elles déclinent l’invitation mentionnée par Curtiss… Dans son chef d’œuvre Greed (1923), deux adversaires s’affrontent en plein désert. Stroheim ne veut pas entendre parler de sable rapporté en studio. Il exige le tournage dans la Vallée de la Mort, au mois d’août, par une température méridienne de cinquante degrés ramenée à trente-deux la nuit.
Moins lourde de conséquences, l’autre coquetterie du réalisateur de la Wedding March (1926) consiste en la confection de dizaines de milliers de fleurs de pommier en cire (50 à 500.000 selon les sources… !) que les techniciens de plateau devront coller à des arbres : la scène, printanière dans le synopsis, est tournée en été. Stroheim est exigeant par-delà toute mesure. Ainsi dans Queen Kelly (1928) veut-il obtenir la « représentation » d’un son de cloches à proximité d’un lac. On lui propose de choisir, en studio, telle ou telle sonorité qui sera bien évidemment post-synchronisée. Il n’en veut pas, sous prétexte que les vibrations près d’une pièce d’eau n’ont pas la même résonance qu’ailleurs, notamment en atmosphère « artificielle ».

De l’art du jeu

Si le décor constitue une pièce maîtresse de la psychologie du jeu chez Stroheim, il est clair que la direction des acteurs qui évoluent dans ces représentations du monde, à la fois fictif et réel, va marquer ces personnages, tant physiquement que psychologiquement.
Lors de la mise en scène de La Veuve joyeuse (The Merry Widow, 1925), Stroheim expliquait : « Ils m’ont qualifié de haïssable et disent que je parle à mes collaborateurs comme s’ils étaient des chiens, que je suis en vérité un Allemand typique d’avant-guerre. Mais je sais ce que je fais. C’est ma méthode. Je dois décaper ce vernis de fausse technique et faire émerger le sentiment profond qui constitue en quelque sorte un noyau enfoui par-delà le charme superficiel qui peut émaner d’une fille. Je leur lance des regards noirs. De leur vie, nul autre que moi ne leur a parlé aussi brutalement. Je les froisse durement, les bats avec une cinglante ironie, avec des mots d’une grande agressivité, avec  mépris. Ils sont prêts à me quitter. C’est alors que je touche à la personnalité au plus profond et la guide vers son total épanouissement. »[1]
C’est là en quelque sorte une interprétation de la méthode Stanislavski, sans forcément que Stroheim en ait eu conscience. L’école russe ne renia pas l’influence que pouvait d’ailleurs exercer le cinéaste autrichien sur elle. Au point qu’Eisenstein l’invita en 1934, tandis que Greed et Foolish Wives étaient projetés dans les studios moscovites à des fins d’analyse et d’étude. Stroheim dut décliner l’invitation en raison de l’impossibilité de faire sortir des devises d’URSS, qui eussent permis de pourvoir à la subsistance de sa famille en son absence. Il refusa également une rémunération « en fourrure »…
Nombreux sont les exemples de jeu forcé, où Stroheim obligeait les acteurs à se plier physiquement aux circonstances réelles de l’interprétation, à les éprouver dans leur chair à la limite du supportable. Applicables au cinéma qui ne suppose que la répétition limitée de quelques prises, ces épisodes auraient été inconcevables au théâtre qui implique une répétition quotidienne.
Le tournage de Greed entraîne le décès d’un membre de l’équipe (un cuisinier souffrant d’hypertension) et des troubles graves chez quatorze des quarante-et-un membres de l’expédition dans la Vallée de la Mort. Lors du duel qui oppose les anciens amis devenus ennemis jurés, Stroheim s’exclame : « Luttez ! luttez ! Haïssez-vous l’un l’autre… autant que vous me haïssez tous les deux ! ». Dans une scène précédente, l’un des deux acteurs se plaint d’avoir été agressé physiquement par son protagoniste qui lui mord l’oreille violemment jusqu’au sang, lésion qui exige finalement des points de suture. Stroheim réplique, imperturbable : c’est dans le texte (de Frank Norris). Il fait plonger à plusieurs reprises un acteur censé se suicider dans les eaux glacées de la Baie de San Francisco. Celui-ci contracte une pneumonie ; mais la scène, jugée insatisfaisante, est supprimée au montage.
Dans la Wedding March, le comédien jouant le sinistre personnage du boucher brutal est condamné à répéter longtemps dans une chambre froide peuplée de carcasse avariées, à mastiquer sans relâche un morceau de viande putride, jusqu’à la nausée. Il peut dès lors interpréter sa partie avec le réalisme qui convient.
Stroheim prend son temps et manipule à souhait les acteurs. Tout est long, à la manière des films japonais des années cinquante, d’autant plus que les caractéristiques du cinéma muet favorisent la minutie dans l’expression. Il est intéressant de remarquer qu’à l’inverse, Jacques Doillon exerce aussi sur ses comédiens une pression qui les déstabilise en tant qu’individus, afin de les placer dans les conditions souhaitées par le metteur en scène pour l’interprétation proprement dite. Mais, durant le tournage en mer de La Pirate[2], il fait observer qu’il doit respecter des modalités de travail identiques à celles du reportage en temps de guerre. Il n’a, pour une scène capitale, que quatre minutes durant lesquelles le « vrai » capitaine du « vrai » navire (hors jeu) peut ralentir le moteur. La scène est reprise trois fois, dans un climat de tension aigu qui contraint les acteurs à dégager d’eux-mêmes l’énergie exacerbée qui convient au texte.
Là, c’est la célérité qui induit la vérité du jeu, alors que chez Stroheim, c’est la lenteur, le jeu réitéré autant de fois que nécessaire, quitte à couper.
La coupure est fréquemment exercée sur les films de « Von ». L’exemple le plus frappant est celui de Greed, incluant initialement quarante-deux bobines, mutilé jusqu’à treize par June Mathis, chef monteuse de la Goldwyn, surnommée « la charcutière. »[3] La production jugea que c’était encore trop et ramena la pellicule à dix bobines, soit le nombre standard communément admis à Hollywood. Pour Stroheim, c’est un livre dont on a arraché les pages.

« Jeu, compétition et pouvoir », 20-22 septembre 2010
La suite au cinquième et dernier épisode:
http://chandoslord.blogspot.fr/2012/07/erich-von-stroheim-55.html



[1] Peter Noble (note 5), p. 59
[2] Institut national de l’audiovisuel (I.N.A.) « Jacques Doillon : La Pirate, 28ème jour de tournage », in :  Cinéma cinémas (04/04/1984),10min01s, 538 vues : http://www.ina.fr/art-et-culture/cinema/video/CPB8405123803/jacques-doillon-la-pirate-28e-jour-de-tournage.fr.html
[3] Fanny Lignon (note 1), p. 193

Erich Von Stroheim 3/5


Manuel Durand-Barthez (Université de Toulouse 2, C.R.E.G.) Entre mythe et mensonge : le double jeu d’Erich von Stroheim

Une analyse en cinq épisodes.


Troisième épisode.

Cinéma : les premiers pas

Parmi les nombreux événements qui émaillent l’existence de Stroheim au lendemain de son arrivée en Californie, qu’il serait fastidieux de puiser l’un après l’autre dans les récits de ses biographes, on relèvera au passage un premier mariage malheureux en 1913, sanctionné par un divorce l’année suivante et, précisément en 1914, la formulation d’arguments spécieux pour échapper à son engagement auprès de l’Autriche après la déclaration de guerre. Il se dit prêt à partir, mais fait comprendre au consulat autrichien qu’il n’est pas en mesure de payer son voyage. Comme il est clair que Vienne n’y consentira pas, le retour lui est épargné, sans qu’il soit réellement responsable de cette déconvenue.
À l’instar de nombreux immigrants, il erre de chantier en chantier, assume avec philosophie l’exercice de multiples petits travaux, jusqu’à fréquenter de plus en plus la cattle yard de Hollywood. Ce « parc à bestiaux » réunit tous les candidats à la figuration et, qui sait, à l’interprétation proprement dite.
Il réussit à se faufiler sur le plateau de Birth of a Nation (1915), film culte et « historique » de D.W. Griffith, ce dernier qualificatif illustrant à la fois l’importance de cette œuvre sur le plan strictement cinématographique, mais aussi dans la symbolique identitaire des Etats-Unis.
Ce film a choqué en raison du contraste frappant qui dissocie ses deux parties. Jusqu’à l’accès de Lincoln à la magistrature suprême, c’est un enthousiasme justifié par l’esprit de libération, de démocratie et de justice, qui marque le synopsis. Dans un second temps, l’évocation obscurantiste d’une dictature noire, exercée au Sud sur les blancs, perturbe et surprend le spectateur sans lui laisser le temps de l’analyse et de la réflexion politique. Stoneman, sudiste blanc défait, appartenant à la classe des Scalawags, manipulateurs des noirs à des fins de récupération du pouvoir, « pilote » le mulâtre Sylas Lynch et le conduit à exercer sur les blancs un harcèlement qui confine presque au terrorisme et suscite de la part de ceux-ci une réaction violente concrétisée par la création du Ku-Klux-Klan. Que les dernières images laissent entrevoir une victoire du K.K.K., sans que l’irruption brutale du mot « End » permette au spectateur d’exercer son esprit critique avec toutes les nuances qui conviennent à ce genre de propos, c’est là ce que nombre d’intellectuels cinéphiles n’ont pas, légitimement, pardonné à Griffith.
Il est surprenant d’éprouver la même sensation glaciale en voyant déferler les cavaliers blancs du Klan et les Chevaliers teutoniques dans l’Alexandre Nevski d’Eisenstein. Le rapprochement des deux symboliques, celles de l’ennemi, est frappant.
On peut imaginer que Stroheim ait été sensible à l’extrême ambivalence qui empreint ce film, qu’il s’y soit du moins « retrouvé », notamment à la lecture du premier « carton » (ou intertitre) du film :

Plaidoyer en faveur du cinéma.
Nous ne craignons pas la censure, car nous ne souhaitons pas choquer le public avec des propos inconvenants ou des obscénités. En revanche, nous exigeons, comme un droit, la liberté de montrer la face obscure du mal, de projeter la lumière de la vertu – une liberté identique en somme à celle que l’on concède à l’art d’écrire – cet art que nous révérons à travers la Bible et les œuvres de Shakespeare.

C’est ce que fit Stroheim durant toute sa carrière de cinéaste : montrer, avec toute la cruauté (au sens où l’entendait Antonin Artaud) inhérente au monde qui nous entoure, la lâcheté et l’hypocrisie qui animent les hommes. Quitte à choquer.
Pour l’anecdote, Stroheim joua dans The Birth of a Nation le rôle d’un Noir fidèle aux Sudistes, juché sur un toit pendant une bataille, abattu sous le feu des assaillants et faisant une chute. La cascade fut répétée, à la satisfaction du réalisateur. Cet épisode, très bref et somme toute assez banal, fut monté en épingle par le comédien en herbe et ses plus fidèles biographes. De fait, plusieurs témoignages concordent sur la présence relativement constante de Stroheim sur le plateau, et sur le jugement plutôt favorable qu’à l’occasion, Griffith pouvait émettre à l’égard de ce figurant passablement original. Il exerça une influence fondamentale sur Stroheim.
Pour mieux comprendre la manière dont « Von », comme le surnommaient ses proches, entendait faire du cinéma, il est intéressant de retenir d’une part les propos de Max Nordau sur les vertus du mensonge, et de l’autre les réflexions que lui ont inspiré le tournage d’une scène cruelle d’un film d’Allen Holubar : The Heart of Humanity (1918). Il fut réalisé peu après une œuvre de Griffith dont le titre est relativement proche : Hearts of the World. Tous deux appartiennent à la catégorie des films américains de propagande germanophobe incitant les jeunes à s’enrôler. Dans celui de Holubar, Stroheim incarne un officier allemand en opération dans un orphelinat de la Croix-Rouge au cœur de la campagne belge. La troupe s’y déploie, donnant un assaut facile et d’une rare agressivité. Ce personnage sied à merveille à l’Autrichien (qui donnera précisément sa nationalité comme excuse pour refuser d’être assimilé au germain coupable). De fait, lorsqu’il est confronté à des situations momentanément difficiles sur le plan financier, Stroheim obtient très facilement des « rôles de sale boche », ce vocable ayant Hun pour équivalent en langue anglaise des Etats-Unis.
L’officier Eric von Eberhard (alias von Stroheim) du Heart of Humanity agresse violemment une infirmière tenant un nourrisson dans les bras. Elle est contrainte de le lâcher et de céder à l’assaut de l’officier qui arrache son corsage avec les dents. Le bébé crie tant et plus, ajoutant à la fureur du Germain qui, excédé de ne pouvoir mener son forfait à bien dans ce vacarme, saisit l’enfant et le jette rageusement par la fenêtre. Cette scène, ce jeu, ont doublement marqué et l’acteur (en fait : les acteurs) et le public américain profondément choqué, à l’instar de la critique. Curtiss prétend que des recruteurs militaires attendaient les jeunes gens à la sortie des salles projetant ce genre de film[1].
Interrogé sur cet épisode fâcheux bien plus tard, Stroheim déclara en 1942 : « Je me suis senti très mal à l’aise. Ce nourrisson s’est mis à pousser des cris épouvantables après la quatrième prise et devint pratiquement hystérique à la vue de mon uniforme gris. J’étais censé être le méchant dans le scénario, mais la vraie coupable était la mère prête à toucher un cachet de cinq dollars en laissant son enfant souffrir de la sorte. »[2]
Ce jugement, dans la bouche de Stroheim, est capital et régit son comportement sur le plateau tout comme, a fortiori, la conception de la plupart des synopsis qu’il écrivit.
Ainsi en est-il de son premier film, Blind Husbands (1918). Premier essai magistral qui propulsa son auteur au devant de la scène cinématographique, ce film porte en germe la morale de l’histoire évoquée à l’instant.
Un couple américain séjourne dans un village des Dolomites qui sert de base à des courses en montagne. Le docteur Armstrong est un chirurgien réputé, alpiniste aguerri. Il délaisse un peu ouvertement sa femme avec une morgue qui ne laisse pas indifférent un jeune officier autrichien de passage. Celui-ci la poursuit de ses assiduités en l’absence du médecin parti en excursion. Le Lieutenant Von Steuben, naturellement interprété par le réalisateur, ne peut aller au-delà d’un flirt relativement innocent. De plus, une lettre de la jeune femme exprime son souhait d’en rester là.
Le fil des événements conduit son mari à nourrir des soupçons à son endroit. Ce même fil amène les deux hommes à entreprendre l’ascension du Monte Cristallo. Le militaire, moins aguerri que le chirurgien, est essoufflé mais parvient au sommet. Une dispute s’engage alors au cours de laquelle Armstrong prend Von Steuben à partie : a-t-il oui ou non profité de son épouse, au sens le plus outrageant du terme ? Le lieutenant semble marquer un temps de réflexion particulièrement bref. « Oui », affirme-t-il sèchement et sans ambiguïté.
En colère, Armstrong coupe la corde qui l’associe à son compagnon d’escalade, entreprend la descente et fait une chute. Les circonstances font d’une part qu’il n’est que légèrement blessé mais que, d’autre part, il prend connaissance de la lettre de sa femme démontrant clairement qu’elle n’a pas « fauté ». À cet instant, Von Steuben affolé par l’appel du vide et son impéritie dans l’art de l’escalade, « dévisse ». Agonisant, ses dernières paroles sont recueillies par Armstrong. Le médecin lui présente ses excuses et lui demande pourquoi il s’est explicitement accusé d’un « crime » qu’il n’a pas commis. La réponse du lieutenant est à la fois tranchante et déconcertante : « J’ai menti, sinon vous ne m’auriez pas cru. »
Terrible, cette réplique est, aux yeux de Stroheim, l’illustration même de l’hypocrisie des conventions qui laminent la société. Il montre du doigt le vrai coupable : Armstrong, le mari indifférent vis-à-vis de sa femme, survivant indigne, salué et vénéré de manière injustifiée après ce triste événement, lors duquel les apparences accusaient le soldat célibataire et son libertinage. À certains égards, cette attitude retrouve celle de l’acteur commentant la scène fâcheuse du film de Holubar. Elle est typique également du « jeu de Stroheim ».


« Jeu, compétition et pouvoir », 20-22 septembre 2010



[1] Thomas Quinn Curtiss (note 6), p. 93
[2] Richard Koszarski, Von : the life & films of Erich von Stroheim, New York 2001, p. 98, note 31