jeudi 8 avril 2010

Chef et sens

La crise de 1918 suscitée dans le monde germanique par la défaite et l'avènement des idéologies révolutionnaires, favorise les vues "positivistes" et affranchit l'homme nouveau des valeurs anciennes. Pour Broch, c'est aussi l'avènement de l'anti-platonisme. Le romantisme, tel que l'évoque le début des Somnambules, tente d'élever à un degré absolu les fondements de ce bas-monde, de conférer un indice infini aux valeurs finies (embellissement, ornement). Dans ce même roman, Broch confirme que "l'esthète représente le principe du Mal à l'intérieur du Romantisme" ([1]). Vu qu'au fond de nous-mêmes, nous ne sommes pas réellement dupes de la vacuité de cet esthétisme, vu que nos efforts comptables sont assez clairement des garde-fous que nous nous imposons parce que nous avons peur de nous-mêmes, il nous faut un paravent à notre lâcheté. Nous avons honte de notre lâcheté, il faut expier ; pour nous y aider, il nous faut un sauveur. En nous assistant dans notre expiation, il nous convainc de la justesse de notre action de défense, de notre action "esthétisante", de notre action "comptable", il excuse notre lâcheté, et c'est précisément ce que nous attendions de lui. "S'il existait un homme, écrit Broch dans les Somnambules, en qui tous les événements de ce temps se représenteraient symboliquement, dont la propre activité logique serait les événements de ce temps, alors, oui, alors même cette époque-là cesserait d'être folle. C'est sans doute pour cette raison que nous aspirons à avoir un Führer, afin qu'il nous fournisse la motivation d'événements que, sans lui, nous sommes contraints de qualifier d'insensés" (Somnambules, p. 48) C'est ce Chef qui va donner un sens à tous les segments. L'homme est fait de segments, l'histoire qu'il fabrique est faite d'événements qui sont aussi autant de segments incompréhensibles et fous. La discontinuité (la relativité) fait peur. Il faut unir les segments, les positions. La conscience n'est capable que d'une position à la fois. "Le monde n'est pas posé immédiatement par le Moi, il est une position médiate, opérée par celui-ci, il est “position de position”,“position de position de position” et ainsi de suite, dans une réitération infinie" lit-on dans les Somnambules (p. 270). Comme la conscience, du fait du Péché originel, vit dans le multiple (nous retrouvons au passage Empédocle et Orphée), elle a besoin de poser continuellement sa position. D'où un assemblage, une imbrication de positions finies qui font barrage à l'infini (pur et angoissant). A l'infini (métaphysique), on va substituer l'absolu (éthique), ornemental et rassurant. La globalité des positions finies s'épanouira dans l'absolu ; nous serons de ce fait épargnés par l'infini. Du moins le Chef nous aura-t-il aidés à mettre les oeillères qui conviennent.



[1] Broch, H. - Les Somnambules ; trad. P. Flachat et A. Kohn. - Paris : Gallimard, 1982, 2 vol. (L'imaginaire), t. II, 3e part., p. 242. Cette édition est citée dans les lignes qui suivent avec sa pagination.