Manuel Durand-Barthez (Université
de Toulouse 2, C.R.E.G.) Entre mythe et
mensonge : le double jeu d’Erich von Stroheim
Une analyse en cinq
épisodes.
Cinquième épisode.
Identité, duplicité
Le cas de Stroheim n’est pas unique dans la sphère intellectuelle ou
artistique ; lorsque l’imagination confine à la mythomanie, il y a lieu
d’examiner le fondement sociologique et historique d’une telle attitude.
L’Autriche-Hongrie finissante n’est pas étrangère à la dichotomie, voire à la
schizophrénie, dans ce comportement. Afin de mieux comprendre le phénomène qui
put affecter Stroheim, sans doute convient-il, à ce degré de l’analyse,
d’évoquer la figure de Joseph Roth. On connaît le goût (sans qu’il fût associé
au plaisir, tant s’en faut) de l’auteur de la Marche de Radetzky, pour le déguisement autobiographique si nuancé,
variable, au gré des rencontres. Le deuxième chapitre de la biographie que lui
consacra David Bronsen est intitulé : Imagination et réalité[1]. Le mépris que,
selon cet intellectuel d’origine juive natif de Brody, tout citoyen
austro-hongrois né en Galicie pouvait essuyer de la part des gens
« civilisés », des Berlinois en particulier, l’aurait incité à
adopter une attitude mythomaniaque prononcée. Stroheim a dissimulé son
ascendance israélite : la seule allusion antisémite qu’il ait pu oser se
situe dans son essai théâtral Brothers
au début de sa carrière, à propos d’un usurier juif décrit de façon
caricaturale. Mais il comprit rapidement que la diaspora américaine ne lui
pardonnerait jamais le jüdischer
Selbsthaß qui minait la communauté viennoise.
En même temps, Stroheim affichait un attachement particulier vis-à-vis
de l’Empire. L’évocation de l’Autriche est fréquente dans ses films, tant à
travers les décors (la reconstitution de Vienne avec le Prater est minutieuse
et grandiose dans la Wedding March)
que dans le jeu d’officiers de sa Majesté royale et impériale. Il partageait
avec Roth la passion des uniformes : la symétrie de la coupe, la netteté,
l’exigence de propreté malgré les péripéties militaires, l’uniformité –
précisément. Stroheim a toujours régi, sur le plateau, cette partie liée au
costume d’officier ou de soldat, « au bouton près ». Il considérait,
avec Joseph Roth, l’uniforme comme un rempart contre le chaos, contribuant à
éradiquer tout ce qui, dans les apparences de la vie, peut sembler mouvant ou
flou. Il écartait par là les nuances très variées que superposent à la peau les
costumes civils. Ce qui, paradoxalement, n’empêche pas l’auteur galicien
d’adopter également un profil de Don Quichotte, voire d’anarchiste.
Ordre et honneur sont intimement associés dans La Grande Illusion (1937). La noblesse d’âme de Von Rauffenstein,
l’officier supérieur dirigeant le camp de prisonniers, a frappé nombre de
contemporains, y compris Goebbels et Mussolini. L’Italie, l’Allemagne, la
Belgique et la France de Vichy (par le truchement de Tixier-Vignancourt)
vouèrent le chef d’œuvre de Jean Renoir aux gémonies de la censure.
L’ordre militaire, selon Roth et Stroheim, n’est pas forcément associé
à la terreur ou l’agression. François-Joseph organisait fréquemment des
manœuvres permettant de jouer à la
guerre sans l’entreprendre en raison des risques d’échec, qu’il gardait
toujours à l’esprit. Manœuvrer permettait aussi de « se montrer » sur
le terrain, dans toutes les contrées de l’Empire. Jeu et représentation.
Dans son deuxième roman, intitulé Paprika[2] (1935), Stroheim
raconte l’histoire d’une jeune Rom,
fille de la reine de son clan et d’un aristocrate hongrois. Au-delà du drame
passionnel initialement destiné à l’écran, il est intéressant de noter le
passage, au milieu du camp, de François-Joseph et d’un détachement en manœuvre.
Il s’adresse aux Tziganes dans leur langue, délaissant l’allemand
volontairement. La jeune et séduisante Paprika fait figure de bouc émissaire,
tant au sein du clan que dans les palais hongrois où elle s’introduit
subrepticement, au terme d’un long voyage initiatique marqué par de nombreux
épisodes outrageants. Sa mère s’est rendue coupable d’une liaison avec un gadjo ; la reine du clan s’est
compromise avec un prince de la nation régnante. De ce fait, l’identité de leur
fille est double. Mais Paprika est « reconnue » par l’Empereur,
figure emblématique du bicéphalisme[3] ;
il reçoit publiquement son hommage et lui exprime sa volonté de la protéger.
Pour Roth et Stroheim, l’Empire correspond en quelque sorte à une
« nécessité mélancolique ». Cependant l’intellectuel et l’artiste
divergent sensiblement au sujet du septième art. Il est, à certains égards,
vital pour Stroheim. L’auteur de la Légende
du Saint buveur relate au contraire la déception suscitée par le cinéma,
caverne où se projettent tristement des ombres. Dans l'Antéchrist, il reprend ce jeu sur le double du comédien, ombre de
lui-même au cinéma et qui, sans cette ombre, n'a pas d'existence réelle. Et
cette ombre devient immortelle de son vivant. C'est ce qui fait dire à Roth :
« Hollywood est l'Hadès moderne. »[4]
L'ombre est finalement une variante du reflet ; l'individu schizoïde ne
parvient pas à se débarrasser de sa double peau, carapace qui est censée
atténuer son angoisse vis-à-vis de l'existence mais qui l'effraie finalement, à
l'instar d'un être sauvage qui se rencontre pour la première fois dans un
miroir.
Le cinéma fut bien, pour Stroheim, le lieu de la duplicité que suscita
peu ou prou l’arrivée à Ellis Island ; la déclinaison d’une identité
nouvelle, le lieu d’un grand nombre de possibles, fût-ce au prix des épreuves
subies par tout self-made man. Le
héros malgré lui de Blind Husbands
est mort après avoir proféré un faux mensonge, car la vérité n’est pas
crédible. À Hollywood, le mensonge fait vendre, car un réalisateur fils de
chapelier modeste n’a pas la même allure qu’un officier de l’armée impériale.
Et lorsque la germanité peut faire de l’ombre, l’austrianité sauve car elle est
« propre » et fondée sur l’honneur. Stroheim surprend après s’est
surpris lui-même : jeu de miroirs entre mythe et mensonge. Plus que
jamais, le masque (le personnage) reste ancré dans l’histoire du cinéma, à
laquelle il contribua notablement par le style de ses films muets. Histoire
dont Maurice Bessy fut en France un témoin particulièrement influent ; il
« épingle » ainsi Erich von Stroheim dans sa biographie :
« On l’aurait voulu Turc et pacha inflexible. Il avait des baise-mains
d’aristocrate et des talons qui claquaient comme des castagnettes. Il savait
diriger Tannhäuser, écrire avec
fougue, prier comme un saint, aimer comme Casanova, insulter en grand seigneur.
» [5]
« Jeu, compétition et pouvoir », 20-22 septembre
2010
Ultime épisode
[2] Erich von Stroheim, Paprika, New
York 1935 puis version française, Givors (69) 1948. Il écrivit deux autres
romans publiés en langue française: Les
feux de la Saint-Jean, Givors (69) 2 tomes 1951-1954 et Poto-poto, Paris 1956
[3] Erich von Stroheim, Paprika, version
française, p. 373 sqq
[5] Maurice Bessy, Erich von
Stroheim, Paris 1984, p. 14